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— Tout mon collège regarde ton émission. Me prends pas pour une débile.

— D’abord j’ai arrêté l’émission, et puis… c’était pas vrai, c’était truqué. Et… c’était il y a longtemps.

— La dernière a été diffusée il y a deux semaines, mais c’est pas grave, papa. C’est bien que tu te soignes. Et que tu arrêtes de boire aussi.

— Mais c’est pas du tout ce que tu crois ! On est là pour se reposer tous les deux avant d’aller aux États-Unis s’éterniser.

Je n’ai pas insisté. Je sentais qu’elle avait besoin de me dire : moi, ta fille, je sais qui tu es, mieux que personne. Et j’étais heureux de tomber le masque. Évidemment, elle avait raison : cette étape (la rehab) était un passage obligé sur la voie de l’immortalisation. Et il était bienveillant de sa part de m’encourager.

Les nuages étaient disséminés comme des restes d’œufs à la neige dans un restaurant plus humain. Nous avons regardé le soleil descendre derrière la montagne puis nous sommes allés nous plonger dans les bulles chaudes du jacuzzi. N’est-il pas tout de même paradoxal que ces endroits conçus pour ne pas mourir donnent autant envie de se suicider ? Lorsque nous sommes remontés dans notre suite, Romy m’a nargué avec son sandwich au pata negra arrosé de Coca-Cola. Mais j’ai tenu bon. Je considérais cette diète comme un défi de télé-réalité, une nouvelle saison de « Je suis une célébrité, sortez-moi de là ». Nous nous sommes endormis devant la cérémonie des César où mon deuxième film avait obtenu zéro nomination. Romy dormait dans le lit et moi dans un fauteuil-bulle relaxant, avec luminosité tamisée et bruit de vagues. Le fauteuil chauffait mon dos comme dans ma berline parisienne. Viva Mayr propose un bonheur simple, à la portée de toutes les bourses prêtes à dépenser mille euros par jour.

Mon attirance pour les sanatoriums doit être génétique ; je descends d’une famille de médecins qui, au début du XXe siècle, a créé une dizaine d’établissements de cure dans le Béarn. Dans mon enfance, mon grand-père m’a raconté qu’entre les deux guerres, les tuberculeux dînaient en smoking et les femmes en robe longue, au son d’un quatuor de musique de chambre, en admirant le crépuscule sur les Pyrénées. Désormais les curistes maigrissent dans des peignoirs de serviette-éponge et glissent du sauna à la piscine sur des pantoufles en tissu. La Montagne magique est loin. J’ai pitié de tous ces corps inusités qui se privent de nourriture en espérant remonter dans l’échelle du sex-appeal. Comment voulez-vous être désirable en peignoir et claquettes ? Ne comprennent-ils pas que leur vie sexuelle est terminée ? L’espèce humaine a des qualités indéniables mais ses pulsions l’ont conduite à sa perte. C’est comme ma ville, Paris : avant guerre, le centre mondial de l’art et de la culture ; aujourd’hui, un musée pollué et déserté par les touristes pour cause d’attentats.

La race humaine devait se transformer ou disparaître, ce qui revenait au même : l’humanité, telle que nous l’avions connue depuis Jésus-Christ, mourrait de toute façon. Paris ne redeviendrait pas Paris et l’homme ne serait plus jamais le même qu’avant Google. Ce qui nous humilie dans l’humaine condition est son destin irréversible. Si quelqu’un trouvait le moyen de renverser le cours du temps… il serait le plus grand bienfaiteur que l’humanité ait jamais connu.

À la livraison du colis contenant Pepper, la réception nous convoqua. Un débat houleux opposait le directeur à une aide-soignante : les robots étaient-ils autorisés chez Viva Mayr ? Finalement, une permission spéciale fut accordée à Pepper à condition qu’il demeure cloîtré dans notre chambre. N’étant pas waterproof, les thalassothérapies lui étaient interdites.

— Où sommes-nous ? demanda Pepper quand Romy le mit en marche. (Son GPS ne devait pas encore être connecté à la Wi-Fi.)

— Sur les bords du lac Wörth, en Autriche, répondis-je.

— Eva Braun aimait beaucoup traverser le lac Wörth en ramant dans une barque. (Ah, ça y est, la Wi-Fi fonctionnait.)

— T’as de la chance de rien manger, dit Romy, la bouffe est dég ici.

— Il faut recharger mes batteries en me posant sur mon support électrique. Il faut recharger mes batteries en me posant sur mon support électrique. Il faut recharger mes batteries en me posant sur mon support électrique.

— Il a faim, dit-elle.

Tandis que Pepper reprenait des forces après son voyage en soute à bagages, nous sommes allés visiter les environs. Notre chambre donnait sur une petite église située en haut d’une colline, surplombant le lac. À l’ouest, les neiges éternelles scintillaient. Sur la rive, les roseaux se penchaient comme pour boire l’eau limpide. La clinique était construite sur une presqu’île au milieu du lac. C’était un paysage d’un romantisme à couper le souffle, comme si nous étions entrés dans un tableau de Caspar David Friedrich, le premier peintre à avoir figuré les hommes de dos, comme des intrus dans la nature. Notre promenade nous a conduits à la porte de la petite chapelle du village de Maria Wörth, dont le clocher, précisait un écriteau, datait de l’an 875. On y disait une messe ; des chants allemands s’envolaient par la porte entrouverte. Nous avons pénétré dans la fraîcheur illuminée. Devant une trentaine de fidèles agenouillés, le prêtre en chasuble violette s’écriait :

— Mein Gott, mein Gott, warum hast du mich verlassen ?

— Qu’est-ce qu’il dit ?

— C’est le cri de Jésus sur la croix : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? »

Comme dans les contes de fées, l’intérieur de l’église paraissait plus grand que l’extérieur. Le prêtre roulait les « r » dans son homélie. Romy s’amusait qu’il dise « Yesus Chrrrristus ». Je feuilletai une brochure touristique dans laquelle il était indiqué que Gustav Mahler avait composé sa cinquième symphonie ici-même, dans une petite cabane au bord du lac. Celle dont on entend l’adagietto déprimant dans Mort à Venise, de Visconti. Décidément, notre voyage convoquait les symboles funèbres et les œuvres de Thomas Mann. J’espérais que je n’étais pas aussi condamné que le vieux Aschenbach reluquant le jeune Tadzio.

Le reste de la journée s’est écoulé paisiblement. Romy se baignait dans la piscine et se faisait masser les pieds. On m’a fait passer toute une batterie de tests d’allergies : une doctoresse chaussée de sandales Birkenstock a versé différentes poudres sur ma langue tout en mesurant mes réflexes musculaires. Avec l’accent d’Arnold Schwarzenegger, elle m’a expliqué que j’étais intolérant à l’histamine, une substance qu’on trouve dans le vin vieux et le fromage qui pue. La vie est mal fichue : j’étais donc réfractaire à mes deux aliments favoris. Ensuite, elle a trempé mes pieds dans un bain de sel muni d’une électrolyse bouillonnante. Au bout de cinq minutes, l’eau a viré au marron. Dans l’Évangile, Jésus lave les pieds des gens pour les purifier. La clinique detox ne fait qu’actualiser sa méthode. L’opération était supposée me débarrasser de mes toxines mais je me suis senti sali. La dame disait « ja, ja » après chaque phrase. Elle jouait aux devinettes en me massant le ventre :

— Ne me dites pas ce que vous avez, je vais le découvrir.

Elle a saupoudré encore ma langue avec toutes sortes de poudres immondes : du jaune d’œuf séché, du fromage de chèvre, du lactose, du fructose, de la farine… puis a pris ma tension.

— Bien. Vous avez le foie gras et de l’hypertension. Je vais vous prescrire du zinc, du sélénium, du magnésium et de la glutamine.

Soit elle avait beaucoup de chance, soit la kinésiologie est une science exacte. Trois cygnes bronzaient sur la pelouse, sous la surveillance des sapins noirs. Les nuages glissaient à la surface du lac. Je crevais la dalle, et me ruais fréquemment aux toilettes à cause du sel d’Epsom (une sorte de vidange pour humains, épargnons les détails), mais je me sentais malgré tout confiant en mon avenir purifié.