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Dans la chambre, Pepper posait des questions de culture générale à Romy :

— Quelle est la capitale des Bermudes ?

— Euh…

— Qui a écrit les Illusions perdues ?

— On s’en fout !

— Quel est le pays natal de Mozart ?

— Tu sais que t’es chiant ?

— L’Autriche ! ai-je soufflé. Comme Hitler.

En fait, ce robot proposait une version high-tech du Trivial Pursuit. Romy avait dévalisé nos provisions secrètes. Je ne savais pas qu’un jour je contemplerais un paquet de Chipster vide avec autant de désespoir. Je ne mangeais que des épinards à tous les repas. La diète augmente la durée de vie… mais surtout la faim. Je voyais les provisions de Romy comme Tantale, dans l’Odyssée, désire des fruits qui s’éloignent à chaque fois qu’il tend le bras. C’est à cet instant précis que le lac limpide, transparent, cerné de bois résineux, fut traversé par un hors-bord qui traînait en son sillage un gros bonhomme portant un gilet de sauvetage orange, juché sur des skis nautiques. Ce fut le dernier événement notable de cette journée.

Les bateaux blancs glissaient sur le lac vert comme sur une émeraude de 19 kilomètres carrés. Un maître nageur a emmené Romy faire du ski nautique. Je continuais de ne manger que des légumes : le troisième jour, c’était courgettes et carottes. Je les mâchais lentement en rêvant de l’énorme côte de bœuf de la taverne Gandarias à Saint-Sébastien, qui, en saison, est accompagnée de cèpes sautés à l’ail et au persil. Malgré ces pensées malsaines, je dois admettre qu’au bout d’un temps, la faim se calme, le ventre cesse de souffrir ; on se sent léger. Le jeûne fait planer. Toutes les religions prévoient une diète annuelle : le Carême, le Ramadan, Yom Kippour, même Gandhi l’hindouiste faisait la grève de la faim. Le jeûne rend jeune. Chez Viva Mayr, on le nomme « Time-Restricted Feeding » (TRF). La famine intermittente brûle les réserves de glucides et déclenche l’autophagie (on élimine les graisses) et la régénérescence des cellules, ce qui allonge l’espérance de vie. J’étais fier d’être un quinquagénaire volontairement victime de malnutrition. Tel est le dernier acte d’héroïsme offert à l’individu occidental.

L’heure de la purification sanguine avait sonné. Je croyais qu’une pompe aspirait le sang du patient pour le faire circuler dans une machine à laver avant de le réinjecter dans les artères. Telle n’est pas exactement la méthode de l’« Intravenous Laser Therapy ». Ce n’est pas non plus une simple ozonothérapie comme au Palace Merano chez Henri Chenot, ça c’est l’ancienne école ! La veille, on m’avait prélevé du sang pour savoir s’il manquait d’antioxydants ou de sels minéraux. Une fois le résultat connu, on m’allongea sur un lit-fauteuil avec une perfusion de vitamines censées détoxifier mon foie. Il ne s’agissait pas d’une transfusion sanguine mais d’un sac de produits reliés à ma veine par une aiguille plantée dans mon bras. L’originalité est qu’ici les médecins autrichiens ajoutaient un rayon laser dans l’intraveineuse afin d’injecter de la lumière dans ma veine par fibre optique. L’effet de cette thérapie est reconnu en Allemagne, Autriche et Russie mais pas en France. Je rappelle qu’un rayon laser est capable de découper du diamant ou de l’acier. Dieu merci, dans mon bras, la puissance du laser était réduite. Selon les « physiciens » de la clinique, mes globules rouges et blancs seraient boostés et les cellules souches réveillées par la lumière du sabre de Luke Skywalker. J’avais confiance car ce n’était pas ma première opération au laser. En 2003, un rayon blanc avait supprimé ma myopie en brûlant mes deux rétines.

Durant quarante minutes, je suis resté allongé avec cette aiguille-laser dans mon bras droit, mon sang éclairé par un rayon rouge : c’était le Studio 54 dans ma veine cubitale médiane. J’imaginais les immunoglobulines qui dansaient le disco dans mon organisme avec les interférons et les interleukines en guise de paillettes. Je pouvais voir la lumière rouge briller à travers la peau de mon bras comme une boule à facettes. Je priais pour que cette opération serve à quelque chose :

— Ô Seigneur Jésus, merci de mettre la lumière dans mon sang. Ceci est mon sang éclairé pour Vous et pour la multitude, en rémission des péchés, vous ferez cela en mémoire de moi, give me the funk, the whole funk and nothing but the funk, amen.

Ne pouvant bouger le bras droit, je prenais des notes de la main gauche. L’infirmière se moquait (en allemand) de mon écriture dégénérée. Deux patientes sous perfusion se racontaient leur vie en russe : sûrement des épouses d’oligarques en quête d’un rafraîchissement pendant que leurs maris les trompaient avec des prostituées à Courchevel. Le laser émettait un petit sifflement de science-fiction ainsi qu’une chaleur diffuse dans mon être. Par la baie vitrée, je contemplais une cigogne au regard méprisant, deux cygnes comme des taches de neige sur la pelouse, et trois canards qui plongèrent la tête sous l’eau en me voyant cracher de la lumière. Ces volatiles n’avaient pas de « laser-blood », eux. Ils faisaient partie de l’Ancienne Nature. Ils disparaissaient sous la surface comme des autruches aquatiques pour ne pas voir l’Apocalypse qui se préparait. Nourrissant mes plaquettes de photons, j’entrais dans la Nouvelle Nature.

Les canards pouvaient cancaner,

Mon plasma était augmenté.

Si nous avions été dans A Cure for Life, j’aurais saigné des yeux et l’on aurait vu deux rayons laser sortir de ma tête par les orbites. Mais il ne se passa rien. L’infirmière vint changer ma fibre optique pour introduire un autre laser, de couleur jaune cette fois. Le laser rouge envoie de l’énergie alors que le jaune augmente la vitamine D et la production de sérotonine. C’est comme d’injecter du soleil à l’intérieur de ton bras ; un antidépresseur puissant comme un shoot d’opium pur. En fait, dans ce type de cure revitalisante, on te prive de drogues pour t’en donner d’autres, plus lumineuses. Il était encore plus original de voir une lumière jaune briller sous ma peau. Au moins, le laser rouge était assorti à mon sang. Mon bras était maintenant une lampe halogène, qui éclairait le plafond. À l’ouest, les neiges éternelles dépassaient des nuages blancs posés sur la forêt comme le coton hydrophile sur mon sparadrap. J’ignore si c’était la fatigue, la faim ou un quelconque effet placebo, mais mon sang-laser m’emplissait d’une force nouvelle. J’abordais les rives de la reconquête. J’entrais dans la jouvence éblouissante. En face de moi, le lac aux reflets irisés commençait de se pixelliser. Son miroitement semblait stroboscopique ; la vraie vie se métamorphosait en image de synthèse. Le monde réel était numérisé. L’eau n’était plus de l’eau mais une accumulation de lignes noires et bleues, le cygne n’était plus un animal blanc mais un demi-cercle mathématiquement programmé. La lumière circulait en moi jusqu’au bout des ongles. La réponse est dans la lumière qui est en toi. Brille, scintille, allume-moi aujourd’hui, les lettres de mon ADN, ATCG, sont les chiffres inclus dans l’équation de l’univers — ô Laser, éclaire mes globules rouges, qu’ils rosissent telle la rose des vents, et que mes globules blancs prennent feu dans les alvéoles de mon cœur bouillonnant ! Ma transsubstantiation en surhomme venait de démarrer.