— Alors, c’est vous le spécialiste ? lança-t-il en guise de bienvenue.
Osborne n’avait jamais vu Melrose en chair et en os mais il était fidèle à l’image qu’il s’en était faite : robuste, ombrageux, dur au mal et aux autres. C’est à peine s’il jeta un regard à Culhane, qui se présenta sommairement.
— Vos voisins n’ont pas de gardien ? commença Osborne.
— Non : juste un système d’alarme. Pourquoi ? Vous croyez que le cambrioleur s’est introduit chez eux pour contourner Cooper ?
Melrose comprenait vite.
— C’est ça ou les airs…
Il faisait chaud sur la terrasse, même à l’ombre. L’écrivain reposa sa canette de Coca sur la table de jardin.
— Cooper, relança Osborne, vous avez confiance en lui ?
— Comment peut-on avoir confiance dans un gardien pareil ! Je l’ai viré !
La pratique n’avait pas l’air de lui déplaire. Osborne jeta son mégot dans la canette de soda à demi pleine.
— Ça n’explique pas pourquoi le système d’alarme n’a pas fonctionné.
— En effet. C’est incompréhensible. Quand on voit l’argent dépensé dans ces systèmes de sécurité à la noix…
— Votre famille était présente lors du vol ?
— Je suis veuf. Ma fille dormait avec moi, à l’étage, dans sa chambre…
Curieuse façon de parler.
— Et l’objet qu’on vous a dérobé, poursuivit-il, il a une valeur commerciale ?
Melrose eut une moue évasive.
— Elle a surtout une valeur historique : Tu-Nui-a-Ranga, l’arme en question, appartenait au chef Te Hoataewa.
Une des figures de la résistance autochtone face à l’envahisseur anglais.
— Et on ne vous a rien volé d’autre ?
— Non. Du moins pas que je sache.
Melrose déplia sa silhouette de sportif. Il portait un pantalon de lin beige et une grosse Rolex au poignet. Continuant d’ignorer Culhane, l’écrivain entraîna Osborne à l’intérieur de la maison, sorte de manoir où même les fantômes sentiraient le neuf. Ils traversèrent le salon, impressionnante série de tapis orientaux faits main. Le reste était décoré dans un style années quatre-vingt qui rendait le présent plus supportable. Suivait une galerie de tableaux datant de l’époque coloniale — débarquement de l’Endeavour, Cook en pirogue accostant devant des autochtones aussi menaçants qu’effrayés, et aussi une très belle lithographie d’une danse de guerre à Tauranga qui datait de 1865…
— Vous êtes collectionneur ? fit remarquer Osborne.
— Oui. L’histoire de mon pays me passionne. Comme tous les objets réunis ici, je tiens beaucoup à cette hache…
Sa voix forte résonnait entre les murs. Culhane suivait en silence.
La hache du vieux chef était initialement exposée au mur de la bibliothèque, parmi d’autres objets d’art maori. Les larges fenêtres étaient dotées d’un double vitrage et donnaient sur une partie reculée du parc — des modèles avec un système d’ouverture renforcé. Osborne ouvrit l’une des fenêtres tandis que Melrose ressassait les circonstances du cambriolage, et aperçut la palissade qui les séparait des voisins : environ quatre mètres de haut, lisse, il paraissait difficile de l’escalader à mains nues. En revanche, on distinguait les branches d’un nikau, un palmier local, de l’autre côté de la palissade…
— Vous avez une idée de qui aurait fait le coup ? demanda Melrose.
— Pas le moins du monde, dit Osborne en se retournant. Et vous ?
— Comment ça ?
— C’est vous qu’on a volé, pas moi.
Melrose n’aimait pas les sous-entendus.
— Non, aucune idée, dit-il. La hache a une certaine valeur symbolique, mais sur le marché de l’art elle ne vaut rien ou presque.
Osborne songeait à ses livres.
— Comment se fait-il qu’un tel objet soit en possession d’un particulier ? On aurait plutôt tendance à croire qu’elle a sa place dans un musée…
L’écrivain ne saisit pas la perche.
— Je l’ai achetée il y a des années lors d’une vente aux enchères. L’ancien propriétaire venait de mourir et la famille vendait sa collection particulière : Tu-Nui-a-Ranga faisait partie du lot et je suis collectionneur de ce type d’objet. Ce n’est pas ma faute si la ville n’a pas suivi.
Sa voix de ténor faisait trembler sa toison argentée.
— Combien elle vous a coûté ? insista Osborne.
— Trente mille dollars.
— C’est ça que vous appelez aucune valeur ?
— Quand on a de l’argent, oui.
— Vous connaissez le nom de son ancien possesseur ?
— George Wilkison, un historien mort de sa belle mort si vous voulez le savoir.
Les deux hommes se tenaient maintenant face à face. Dans leur dos, Culhane griffonnait sur son calepin, plutôt mal à l’aise — son équipier frisait l’impolitesse.
— L’arme était celle du chef Te Hoataewa, continua Osborne, un symbole de la résistance face aux colons britanniques. Vous savez à quelle tribu il appartenait ?
— Ngati Kahungunu, répondit Melrose sans l’ombre d’une hésitation.
Dépassant la palissade, un rayon de soleil inonda la bibliothèque. Ngati Kahungunu : la tribu de Zinzan Bee…
— Vous avez déjà eu affaire à des membres de cette tribu ? hasarda Osborne.
— Bien sûr que non !
Melrose aurait répondu la même chose d’un australopithèque.
— Et votre fille, elle habite ici à l’année ?
— Oui.
— Elle est encore étudiante ?
— Melanie prépare son concours d’entrée à la Global Business School, précisa Melrose avec emphase. La meilleure école de commerce du pays.
— Hormis vous, il n’y a que votre fille à avoir les clés de la maison ?
— Oui.
— On peut la voir ?
— Qui ça ?
— Votre fille.
— Qu’est-ce que vous lui voulez ?
Il aboyait presque.
— Rien de précis, répondit Osborne. Juste lui poser quelques questions.
— Melanie a été choquée par ce qui est arrivé cette nuit : elle se repose. De toute façon, elle n’a rien à voir dans cette histoire. Melanie dormait à l’étage et elle non plus n’a rien entendu.
Le débit de l’écrivain avait changé, son regard aussi. Osborne alluma une cigarette.
— Je cherche une piste, dit-il. Votre fille peut peut-être m’aider.
— Et en quoi, s’il vous plaît ?
En retrait, Culhane sentait la tension culminer. Son cellulaire vrombit alors contre sa hanche. Il s’éclipsa aussitôt.
— Je ne sais pas, relança Osborne : c’est à elle de me le dire.
— Eh bien, je vous dis que Melanie n’a rien à voir dans cette histoire, qu’elle a pris un tranquillisant et qu’elle se repose dans sa chambre, rétorqua Melrose. Et je vous prie de ne pas fumer.
Sa voix virait à l’autoritaire. Osborne écrasa sa cigarette dans une coupelle de porcelaine.
— Je n’aime pas vos manières, siffla l’écrivain.
— Et moi je n’aime pas vos livres. Ça ne m’empêchera pas de retrouver le coupable.
Melrose ne cacha plus son irritation.
— Je ne vous raccompagne pas, dit-il : vous connaissez le chemin.
L’écrivain-businessman le gratifia d’un regard venimeux. Osborne quitta la bibliothèque sans un mot.
Culhane se tenait sur la terrasse, l’oreille collée à son portable.