— O.K. On arrive…
De lourds nuages tourmentaient le ciel. La tête du rouquin aussi s’était assombrie.
— On a retrouvé une fille noyée sur la plage de Karekare, dit-il en voyant Osborne. Enfin, ce qu’il en reste…
Un vent violent battait la plage de Karekare. Située en bordure du Centennial Memorial Park, à une vingtaine de miles d’Auckland, la région abritait de nombreux artistes et une population estivale principalement composée de surfeurs et de vacanciers. Piha était le village voisin, qu’on pouvait rejoindre par les chemins de randonnée qui sillonnaient le bush des monts Waitakere.
Plus sauvage, Karekare s’étendait au pied d’une impressionnante côte rocheuse, elle-même prolongée par une forêt tropicale humide qui donnait des couleurs à la plage de sable noir. Les vagues, énormes, s’y écrasaient dans un bruit de carcasse.
Le ciel avait viré au gris souris et l’orage tonnait en mer ; on le voyait envoyer ses éclairs, si loin des hommes. Le vent soufflait par bourrasques, Amelia Prescott avait toutes les peines du monde à y résister. Osborne et Culhane se tenaient près d’elle, silencieux.
Une femme gisait sur le rivage, léchée par l’écume des flots démontés : un simple tronc et sa tête qui s’étaient échoués là, à bout de vagues.
Étrange vision que ce buste mutilé clapotant dans l’écume. Portées par les courants ici toujours dangereux, les vagues semblaient remuer le corps comme pour le réveiller. Le visage, livide et gonflé, était particulièrement pénible à voir. Tom plissait les yeux. Peut-être le vent, chargé de sel…
— On vient de retrouver un véhicule abandonné en bordure du camping, dit-il, avec un sac à main dans le coffre. D’après les papiers d’identité, le véhicule appartient à une certaine Johann Griffith.
Osborne ne bougeait pas. Retenu par une armature, on devinait encore les hardes d’un maillot de bain. La fille devait avoir entre trente et quarante ans, blonde. Jolie peut-être — les poissons avaient en partie dévoré ses yeux… Il évalua la photo du permis de conduire que lui présentait Culhane. Le corps de la trépassée était dans un état pitoyable mais ça pouvait coller.
Il s’accroupit au niveau d’Amelia.
— Qu’est-ce que vous en pensez ?
L’assistante du coroner tanguait sur le sable mouillé. Ses mèches rose bonbon avaient quelque chose d’inconvenant — une réflexion de Culhane, qui restait à l’écart, nauséeux. Tom n’avait jamais vu de cadavre dans un tel état. Elle si.
— La mort remonte à plusieurs jours, dit-elle doucement. Noyade sans doute, mais avec ce carnage… (Du nez, elle désigna la dépouille.) Le corps a été sectionné au niveau des hanches. Pour être plus précis, les jambes ont été arrachées : regardez ces lésions, fit-elle en s’aidant du doigt. La chair est en lambeaux…
Osborne fixait ce morceau de femme, des mirages dans la tête. Devant un cadavre inconnu on rêve, comme un fragment d’irréel. Les vagues roulaient, s’abattaient en rimes froides sur la plage mouillée de mousse. L’assistante du coroner se sentait toute petite.
— Vous pensez à quoi ? demanda-t-il.
— Des requins.
Ils se firent face, accroupis dans l’écume. Les yeux d’Amelia étaient graves, d’un bleu presque pétrole sous le ciel changeant.
— Il n’y a pas de requins à Karekare, dit-il.
— Ici non, mais il y en a au large.
— Inoffensifs.
— Sauf si l’on saigne. Vous savez comme moi qu’un requin sent un centilitre de sang à des kilomètres : le corps a dû dériver…
Quelques gouttes de pluie tombaient sur la plage, piquant la mer déjà grosse de colère.
— Elle a aussi pu tomber des rochers, dit-il.
— Peut-être…
— Des traces de blessures au crâne ?
— Pas de marques visibles. Il faudra voir à l’autopsie…
De l’océan remontaient des anges exsangues, charriés du large comme s’ils étaient de trop. Osborne posa sa main sur les cheveux poisseux de la morte, qui semblait les scruter depuis ses orbites vides.
Redoublant de violence, le vent les fit vaciller : leurs corps se rapprochèrent, jusqu’à se toucher. Amelia reçut comme un choc électrique mais Osborne continuait de caresser les cheveux de la morte, comme s’il allait la consoler du néant qui l’écrasait…
Les secouristes qui attendaient derrière Culhane s’écartèrent alors : Peter Gallaher apparut sur le sable que la brise emportait. Long, le visage crayeux, le chef du Département criminel passa devant Culhane sans le voir. Le vent battait contre sa chemise blanche et, déployant les pans de sa veste, laissait entrevoir son arme de service, un Glock dernier modèle. Le lieutenant jaugea brièvement Osborne, puis Amelia Prescott qui s’était redressée à son approche.
— Qu’est-ce que vous foutez là, Osborne ?
— Je prends l’air.
Depuis son retour au pays, les deux hommes s’étaient soigneusement évités.
— C’est moi qui ai appelé le sergent Culhane, dit Amelia comme pour prendre sa défense. On m’a chargé de reconnaître le corps mais certains détails me chiffonnaient, comme par exemple ces morsures…
Les mâchoires de Gallaher se crispèrent tandis qu’il découvrait le macchabée. Sans jambes, ça faisait un drôle d’effet…
— À quand évaluez-vous le décès ?
— Au moins une semaine, répondit la biologiste. Le corps a dû être emporté vers le large avant que les courants ne le ramènent. Les jambes ont été arrachées. Des requins, à en croire les morsures…
Gallaher évalua le tronc, les lambeaux de peau. Pas une bribe d’émotion sur son visage imberbe.
— Qui a découvert le corps ?
— Un type, là…, répondit Osborne.
Du nez, il désigna l’un des hommes chargés de la surveillance du site.
— Vous l’avez interrogé ?
— Culhane l’a fait.
Gallaher évalua le site. La plage de Karekare était aussi belle que dangereuse : les courants étaient violents, les fonds mouvants et les vagues si sournoises qu’on n’autorisait les baignades qu’entre deux malheureuses bouées, et jamais par gros temps. Les plus téméraires surfaient sur les déferlantes, les autres se contentaient de pêcher au bout d’une digue naturelle qui, à droite, s’enfonçait vers les brisants — malgré l’imminence de l’orage, trois silhouettes y lançaient des lignes…
— Bon, lâcha Gallaher en se tournant vers ses hommes. On ratisse le secteur, les rochers, la plage, les dunes, tout.
Les ordres expédiés, le lieutenant se pencha vers Osborne qui, toujours accroupi, n’en finissait plus de scruter la morte.
— Qu’est-ce que vous attendez ? Le déluge ?
Un éclair zébra le ciel. Il pleuvait maintenant à grosses gouttes. Osborne se redressa sans un mot. Cintrée dans une bâche de plastique zippée jusqu’à la gueule, on emportait la trépassée. Les pieds trempés, il fit quelques pas sur le sable noir.
Amelia attendait au sec, recroquevillée sous la veste de Culhane qui lui aussi poireautait sous la pluie battante. Gallaher bougonna quelque chose à l’attention de la biologiste au sujet de la soirée à venir mais c’est Osborne qu’elle buvait des yeux.
— Vous venez ce soir ? fit-elle d’un ton badin.
— Où ça ?
— À l’Observatoire. Le maire y fait une sorte de conférence de presse…
Le vent continuait de la pousser vers lui ; elle n’offrit aucune résistance.
— Et vous ? renvoya-t-il.
— Oui : tout le monde est invité, même moi.