— Ce n’est pas à vous que je veux parler mais à votre fille.
— Melanie n’a rien à voir avec cette histoire, éructa-t-il, il faut vous le dire sur quel ton !
— Ce n’est pas ce qu’elle dit.
— Elle dit n’importe quoi ! Vous avez vu dans quel état vous l’avez mise ?!
Oscillant entre la peur et la colère, la gamine avait reflué au fond des toilettes.
— Qu’est-ce qui vous dérange au juste ? répliqua Osborne. Qu’elle parle ? De quoi ?
L’autre fulminait :
— Melanie est fragile, et vous une brute. J’en ferai part à vos supérieurs, comptez sur moi. (Il agrippa sa fille par le poignet.) On rentre !
Ses mâchoires tremblaient de rage. Melanie eut un regard implorant vers Osborne, impassible.
— Tu me paieras ça, marmonna Melrose.
Ils vidèrent les lieux sans qu’on sache à qui il s’adressait.
Un quartier de lune éclairait la nuit. Pas âme qui vive sur la pelouse, sinon quelques lapins qui dressaient les oreilles à son approche.
Il était deux heures du matin lorsque Osborne se glissa jusqu’à l’aile gauche de l’institut médico-légal. D’après ses souvenirs, les caméras de surveillance se situaient à l’entrée du bâtiment. Quant au gardien de nuit, il lisait d’un œil assoupi une quelconque revue sportive, les pieds sur le comptoir du grand hall.
Rompu à ce type d’exercice, Osborne grimpa sur le toit et, sans bruit, força l’une des fenêtres coulissantes. Cette intrusion nocturne pouvait lui coûter cher mais les informations récoltées dans les fichiers de la police étaient maigres et l’accès au dossier ne pouvait se faire sans l’aval de Gallaher. Autant demander son chemin à un poteau.
Il referma doucement la fenêtre, alluma sa Maglite et se dirigea à pas de loup vers le bureau du coroner Moorie. Le nouveau légiste en chef avait investi l’antre de McCleary, son prédécesseur : si les rapports d’autopsie des corps découverts dans le charnier avaient été vidés de l’ordinateur de Fitzgerald, les originaux se trouvaient forcément ici. Et puis, cette histoire de suicide ne l’avait jamais convaincu, il fallait qu’il en ait le cœur net…
Osborne trouva le bureau du coroner, bloqua la porte en cas d’intrusion, ouvrit les tiroirs métalliques, commença à fouiller.
Le dossier de Fitzgerald était mince à la lueur de la torche. Il l’ouvrit et tomba aussitôt sur les photos numériques. Son cœur se serra. Il y en avait partout, des bouts de chair et sang, d’os et de matières spongieuses, une giclée avait même moucheté le mur avant de couler sur le carrelage… Osborne ravala sa salive. À terre, Fitzgerald tenait encore à la main le revolver, un .38 de service. Mais il n’avait plus de visage : le coup avait été tiré dans la bouche et le choc hydrostatique avait pulvérisé la boîte crânienne.
La vue de son ami dans cet état lui fit un sale effet. Osborne réprima la brève montée de rage qui lui comprimait la tête et se concentra sur le rapport d’autopsie. Il eut beau l’éplucher, tout concordait : l’arme utilisée était bien son arme de service, d’après la balistique Fitzgerald avait appuyé lui-même sur la détente, on retrouvait les traces de poudre sur ses doigts, ses empreintes sur la crosse… Osborne grimaça ; Jack Fitzgerald semblait s’être bel et bien suicidé. Bon Dieu, pourquoi avait-il fait une chose pareille ? Et sa femme ? Sa fille ? C’était incompréhensible…
Il rangea le dossier et continua ses recherches, fébrile.
« K » comme Kirk. Le tueur en série.
Une poignée de feuilles constituait le rapport d’autopsie des victimes retrouvées dans le charnier. Katy Larsen, Mark Wilson, Kirsty Burell, ils étaient tous là. On venait même d’identifier le quatrième corps : celui de Samuel Tukao.
Les clichés étaient eux aussi épouvantables, et les détails particulièrement sordides : toutes les victimes avaient été désossées — un fémur. Pour quelle raison, on ne le disait pas. D’après le coroner Moorie qui avait repris l’enquête, Kirk semblait s’adonner à des sortes de rites anthropophages, sacrificiels : on avait également trouvé des restes d’animaux dans le charnier, cochons, poulets, opossums… Osborne poursuivit la lecture, de plus en plus intrigué.
La mort de Kathy Larsen était datée du 25 décembre, celle de l’indic de Fitzgerald du 27, l’agent du 30 du même mois. Tous exécutés en l’espace d’une semaine. Seul le décès de Tukao était antérieur — décès estimé environ deux mois plus tôt…
Samuel Tukao était donc la première victime du tueur en série.
Osborne eut alors une impression désagréable ; d’après la reconstitution des squelettes, si tous avaient la nuque ou le crâné brisé, Samuel Tukao avait eu en prime plusieurs dents arrachées — incisives, canines, un véritable massacre. Moorie avait aussi relevé des traces de brûlures sur sa peau… On l’avait torturé. À mort.
Quant aux fémurs soutirés des corps, ils avaient disparu.
4
Hana avait dit qu’elle rentrerait les week-ends de son école maorie mais elle ne rentrait plus. Plus du tout. Le baiser volé à l’arrêt de bus l’avait-elle dégoûtée à ce point ? Paul guettait son arrivée chaque vendredi soir, en vain. Cherchait-elle à le fuir ? Voulait-elle le punir de son audace ? S’en foutait-elle complètement ?
C’est dans le bus, un jour, et de manière faussement désinvolte, qu’une des sœurs Douglas lui dit qu’Hana passait son temps au marae[13] de ses grands-parents, du côté de West Coast Road : elles avaient reçu une lettre, pas lui ? Elle ricanait, la gourde…
Paul avait suivi la piste.
Il apprit ainsi que Pita Witkaire avait été professeur de maori à l’université avant de se consacrer à la culture autochtone. On le disait activiste mais c’était surtout sa femme, Wira, qui était connue. Rangatira[14] de haut rang, la grand-mère d’Hana était considérée comme une encyclopédie vivante, la gardienne du savoir des ancêtres.
341, West Coast Road. C’était l’adresse. Comme Hana ne revenait pas, il décida d’aller voir.
Paul prit le car un samedi matin, très tôt, avec une série de nœuds dans le ventre en guise de petit déjeuner. Hana lui avait conseillé de fuir la cité où ils avaient grandi, mais pour aller où ? Au marae de ses grands-parents ? Était-ce une façon de lui demander de la rejoindre ?
Une fois à la gare routière, il prit un autre bus qui le mènerait hors d’Auckland. Il faisait chaud malgré la climatisation, les grosses Polynésiennes s’éventaient sur les sièges voisins, à demi assoupies, et l’appréhension montait à mesure qu’il approchait du marae. Enfin, après un lent périple le long des collines, le chauffeur lui souhaita une bonne journée et le déposa sur le bord de la route.
West Coast Road s’étendait sur plusieurs kilomètres, de l’interminable banlieue d’Auckland jusqu’aux collines. Là, le bush reprenait ses droits : pongas argentés, puipuis et autres fougères géantes s’entremêlaient dans les sous-bois qu’il longeait. De la route, on distinguait à peine les habitations… 341. Ça sentait le bois sec et la mousse en suspension le long du sentier. Paul aperçut d’abord un toit de couleur ocre, puis des baraquements de préfabriqués tagués à la hâte qui rappelaient plus une école abandonnée qu’un lieu de culture autochtone. Le marae se situait un peu plus loin, caché derrière les branches.