Paul contourna l’édifice, en silence. C’était un bâtiment de la taille d’une grande maison ouvert sur une place — le marae proprement dit. Sculptée selon la tradition, les piliers qui ornaient la façade étonnaient par leur provocation : phallus énormes tombant à même le sol et gueules grimaçantes de guerriers tirant la langue, stigmates primitifs du haka[15]… Paul se réfugia derrière une fougère tentaculaire : un groupe de Maoris sortait du whare[16] en échangeant des plaisanteries. Ils étaient une vingtaine, torse nu ou en short, hommes et femmes confondus ; parmi eux Hana, tee-shirt blanc, short noir, toutes cuisses dehors…
La troupe partit à petites foulées le long du chemin qui serpentait autour du marae. Paul reflua sous les branches, une paire de cuisses brunes en Cinémascope. Ils passèrent devant lui sans le voir, englué par la masse végétale. Après quoi les Maoris se regroupèrent au centre du marae. Au milieu de ces corps musculeux, Hana souriait comme il ne l’avait jamais vue faire. Sa peau luisait après le léger footing, ses cheveux attachés dégageaient son visage d’amazone, il la buvait de loin, comme l’océan le crépuscule… Enfin tout le monde se tut — un homme de petite taille venait d’apparaître.
Râblé mais noueux comme les lianes du bush alentour, Pita Witkaire prit la parole. Sa voix chantait ; ce fut sa première surprise. Le Maori apostropha le groupe qui se mit à rire. Trop loin pour saisir ce qui se disait, Paul en profita pour se rapprocher…
Les Maoris empoignèrent bientôt des pouwhenuas[17] ou des patus[18] traditionnels puis, répondant aux injonctions de Witkaire, les femmes se placèrent au centre du marae, les hommes dans leur dos.
Witkaire lança alors une mélopée gutturale, aussitôt reprise par les femmes. Hana avança la première, un club à double pointe à la main : chantant d’une voix aiguë mais forte, elle menait les autres femmes, parfaitement synchrones. Les Maories invoquaient la terre, le ciel et les ancêtres qui les avaient vus naître, mais leur chant se chargea vite de colère. Hana avançait toujours, l’arme à la main, quand ses yeux se mirent à rouler. Figures spectrales, on n’y voyait plus que le blanc.
Fendant l’air de leur massue, les hommes débordèrent les femmes sur leurs ailes. Langue protubérante, pupilles dilatées, ils frappèrent leurs cuisses et le sol, ils le frappèrent encore, jusqu’à le faire trembler : leur langue se contorsionnait, leurs yeux semblaient vouloir jaillir de leurs orbites, et les cris rauques expulsés de leur poitrine allaient se perdre dans le bush. Frissonnant de rage, poings levés vers le ciel qui n’y pouvait rien, les Maoris brandissaient leur colère comme si les nuages pouvaient reculer sous l’impact, ils jetaient leur violence à la face d’un monde révolu, et leur impuissance comme un dernier défi. Les massues fusèrent dans l’air étouffant. Ils continuèrent de massacrer le sol de leurs pieds nus et leurs pupilles roulaient dans la transe, à s’en déchirer le blanc des yeux.
Paul reflua sous les fougères : leurs grimaces obscènes rappelaient les figures des totems.
Les femmes revinrent à la charge : le visage d’Hana s’était déformé, tordu. La sueur ruisselait de ses cuisses nues, ses yeux dilatés envoyaient des éclairs et c’est tout son corps qui avançait vers lui. Paul ne voyait qu’elle depuis les fougères, terrifiante dans son cri de malheur. Elle eut une brève convulsion : sa poitrine vibra de toutes ses membranes. Les Maoris piétinèrent le sol, comme pour l’achever.
Ce qu’ils firent.
Fascinant.
Paul retint son souffle, hypnotisé par la puissance du haka : ils dansaient comme on vide un chargeur.
Tout cessa d’un coup : la danse, les invocations, leurs regards de possédés, en un instant le monde redevint paix et silence.
Une poignée de secondes s’échoua là, sur le tapis d’épines où il restait pétrifié : Hana regardait dans sa direction, avec ses yeux de démente…
— Dis donc toi, qu’est-ce que tu fais là ?
Paul sursauta : un Maori au faciès peu commode le surplombait, les mains sur les hanches.
— Allez, sors de là, dit-il.
La confusion l’emporta sur la peur. Paul se dépêtra tant bien que mal de la végétation et, poussé par l’ombre du Maori, avança vers le marae où les danseurs le dévisageaient.
— Alors, lança Pita Witkaire, comme ça on nous espionne ?
Un mince sourire flottait sur ses rides. Paul voulut répondre quelque chose, n’importe quoi, mais les autres se mirent à rire. Certains échangèrent des réflexions dans leur langue maternelle, qu’il ne comprenait plus — cette fois-ci, les livres ne lui seraient d’aucun secours…
— Eh bien, jeune homme, reprit le maître de cérémonie. Puisqu’il en est ainsi, tu vas te joindre à nous pour le reste de la séance. On va voir comment tu te débrouilles…
Cerné par les Maoris, Paul ne bougeait plus. Les voix lui parvenaient mais il n’en saisissait pas le sens. Un patu atterrit dans ses mains. La foule l’enserrait, l’étouffait, il était le petit Blanc au milieu d’une tribu sauvage, il était prisonnier des amazones dont la chef le considérait d’un regard accusateur, elle seule capable de le gracier. Il aurait voulu disparaître, retourner d’où il venait, du fond de la poubelle, du cul de sa mère et même de l’océan : il aurait voulu non pas mourir mais n’être rien, et ce rien le laisser là, comme un paillasson sur lequel le monde entier pouvait bien se décrotter.
Un des Maoris lui montra le maniement de l’arme, puis décomposa pour lui les pas de danse qui l’accompagnaient — une succession de petits sauts, effectués la plupart à cloche-pied. Paul rêvait debout, affreusement vivant, et Hana ne faisait rien pour le tirer de là.
— Allez ! lança Witkaire d’un air malin.
On lui fit une haie d’honneur ; pressé par la foule, Paul s’exécuta avec la gaucherie des débutants, stupide et ridicule dans ce jeu de marelle incompréhensible. Il fit un bond, puis deux, aussitôt ponctués par des rires. Hana se tenait face à lui, toute dégoulinante de sueur et, comme les autres, elle riait de sa maladresse congénitale, sa maladresse de bâtard. Elle seule pouvait le sauver mais elle ne fit rien, préférant le laisser crever de honte au milieu des siens plutôt que de l’aider. La garce s’était bien moquée de lui : ses sous-entendus, ses encouragements à quitter Red Hill, son école maorie où il pourrait la rejoindre, tout ça n’avait jamais existé. Elle lui avait raconté des histoires, elle lui avait fait croire aux mirages, elle lui avait fait croire qu’ils s’aimaient.