Paul s’était enfui sitôt la danse achevée. Cette fois, l’humiliation était totale…
Le café du matin ramassa le goût de vase qui croupissait dans sa bouche.
— Bien dormi ? lança le barman.
— M’en souviens pas.
— Hé hé !
— Sers-moi plutôt un autre café.
Kieren, un jeune type qui poursuivait en parallèle des études de chinois, machina l’espresso. Le bar de l’hôtel Debrett ouvrait à peine ; les tabourets étaient encore perchés sur le comptoir. Osborne consultait le New Zealand Herald, paquet de papier où l’on annonçait le lancement de la campagne municipale. Phil O’Brian souriait pour les objectifs, un bras levé triomphalement par son père. En cas de réélection, Phil, quarante-sept ans, se voyait promis à un avenir des plus brillants : ministre, Premier ministre, son père Steve ne le disait pas mais il vantait les mérites du rejeton « mieux armé que lui au même âge »… Osborne jeta le journal à l’autre bout du comptoir.
— On dirait que vous n’aimez pas trop O’Brian, fit remarquer le barman, un œil amusé sur le journal en vrac.
— Ce n’est pas le maire qui me dérange, c’est sa politique.
Kieren haussa les épaules.
— C’est pareil, non ?
Sans doute. Peu importe. Osborne avait des nœuds à l’estomac — Hana, ou ce qu’il en restait… Une volée de cafés plus tard, il était dehors.
Pressés par la cohue du matin, les employés de la City couraient pour aller compter de l’argent. La Chevrolet était garée dans Vulcan Street, une petite rue perpendiculaire où flottaient des émanations de croissanterie industrielle. Osborne ouvrit la portière, plongé dans ses pensées.
Malgré son petit numéro dans les toilettes de l’Observatoire, il n’avait pas tiré grand-chose de Melanie Melrose. Quelqu’un avait pourtant pénétré dans la propriété pour y voler la hache du vieux chef. Osborne ne croyait pas aux passe-muraille : s’il n’y avait pas eu d’effractions chez Melrose, c’est que l’auteur de ce coup fumant avait les clés. Celles de Melanie, ou plutôt son double, fait à son insu. La fille de Nick Melrose était plus accessible que son père et manifestement assez perturbée pour se faire abuser : c’était sa piste. Anorexique, tendance hystérique, voire nymphomane, Melanie semblait vivre sous la férule de son père mais Osborne avait décelé une part de mystère, que la jeune fille gardait pour elle : un secret qui, vu l’état de son corps, aurait gagné à être divulgué. L’arrivée impromptue de Melrose avait malheureusement suspendu l’interrogatoire. Quelqu’un l’avait-il prévenu de leur escapade dans les toilettes ? Le plus étrange provenait des rapports d’autopsie consultés la nuit passée : non seulement les victimes de Kirk avaient été désossées mais les fémurs avaient disparu. Kirk les cachait-il ? Dans quel but ? Avait-il un complice ? Zinzan Bee ? Est-ce lui, le gardien des os ? Et pourquoi le coroner Moorie gardait-il de telles informations sous le coude ? Il y avait aussi le quatrième cadavre, qu’on avait fini par identifier : Samuel Tukao, d’après la fiche anthropométrique. La nouvelle n’avait pas filtré. Gallaher avait-il donné des ordres en ce sens ?
Tout ce qui touchait de près ou de loin à la mort de Fitzgerald semblait édulcoré, comme si on craignait la lumière. Fitzgerald s’était pourtant suicidé : le rapport balistique était formel. Osborne revoyait les photos numériques du dossier, tous ces bouts de lui éparpillés, et il avait beau se triturer la tête, le suicide de son ami restait pour lui un mystère. Même viré de la police, Fitzgerald aurait continué à chercher sa famille : c’était son espoir, sa passion triste. Les avait-il retrouvés ? Depuis le temps, ça semblait impossible. Non, il s’était passé quelque chose, un événement imprévu. C’était son idée fixe. Qui d’autre que Zinzan Bee ?
Osborne était revenu pour tirer cette affaire au clair mais il ne sentait pas le coup. Il se sentait comme parasité.
Tom Culhane pianotait sur son clavier, les vestiges d’un fish and chips emmitouflés dans du papier journal. Il s’était levé tôt pour accompagner sa femme à la clinique privée du docteur Boorman, et si l’ambiance était électrique dans la voiture, lui y croyait. Dur comme fer.
À Auckland une nouvelle vie commençait, loin du père de Rosemary et de son emprise sur elle, loin du sien aussi. Boorman trouverait un remède, il le payait assez cher pour ça. Plus de fausses couches. Ses trente-huit ans n’étaient rien, c’était juste une question de temps. Il fallait qu’elle change d’air, qu’elle sorte un peu de sa névrose obsessionnelle, après tout Boorman n’avait pas trouvé d’incompatibilité génétique, tous les espoirs étaient donc permis, et puis le poste pour Auckland était un signe fort. Ils s’en tireraient, tous les deux, ils seraient de nouveau ensemble. Condamné à tenir le couple puisque Rosemary s’était déjà effondrée — une dépression dont elle ne sortait pas, ou alors hagarde, pour le journal du soir ou un film à la télé — il la sauverait, et son couple avec. Il fallait y croire, voilà tout.
Bref, Tom Culhane était un incurable romantique. L’arrivée d’Osborne allait tout chambouler.
Une pilule avalée dans un café-machine qu’il balança illico à la poubelle, Osborne bougonna un bonjour et, sans même évoquer la soirée de la veille, se posta devant l’ordinateur. C’était le foutoir sur son bureau.
— Des nouvelles de la fille aux requins ? demanda-t-il.
Le rouquin chassa sa femme de ses pensées et consulta son carnet d’enquête.
— Johann Griffith ? Oui, enfin, les vérifications de routine… Des parents sont venus reconnaître le corps. (Tom consulta son carnet.) Johann Griffith : trente-cinq ans, résidant à Waiatarua, près d’Auckland, célibataire, employée dans une entreprise de travaux publics… Sa disparition n’a pas été signalée car tout le monde la croyait en voyage. Je suis en train de réunir les adresses et les numéros de téléphone de ses proches pour reconstituer son emploi du temps…
— Gallaher t’a mis sur le coup ?
— Pour les tâches fastidieuses, j’ai du talent on dirait, ironisa-t-il. Et Melrose, on a une piste ?
— Non.
Enfumant la pièce d’un halo bleuté, Osborne connecta son ordinateur aux différents services.
Des quatre victimes de Kirk, trois étaient directement liées à l’enquête menée par Fitzgerald : l’agent Wilson, Larsen, la colocataire, et Burell, pute et indic. Seul Tukao n’avait a priori rien à voir avec l’affaire en cours. Il était pourtant la première victime et sa disparition ne semblait pas avoir inquiété grand monde…
Osborne chercha un moment avant de retrouver sa trace. Samuel Tukao exerçait la profession de notaire à Mangonui, au nord de l’île. Comme le téléphone de l’agence ne répondait pas (numéro erroné), il finit par dénicher sa veuve à Russell, Bay of Island.
Mme Tukao ne se montra pas surprise par le coup de fil d’un policier : d’autres inspecteurs étaient venus la veille pour lui poser des questions au sujet de la mort de son mari.
— Votre mari a disparu depuis des semaines, s’étonna Osborne, pourquoi n’avez-vous rien dit à la police ?
— Détrompez-vous, rétorqua la veuve avec véhémence. Ça fait deux mois que je ne dors plus : Sam a disparu du jour au lendemain, sans laisser de traces, croyez-bien que j’ai aussitôt averti la police de Mangonui !
— Dans ce cas, pourquoi sa disparition est-elle restée sans suite ? poursuivit Osborne. Les flics du coin n’ont pas mené d’enquête ?
— Si, bien sûr, mais… la police de Mangonui croyait à une escapade ; c’est d’après eux le cas de figure le plus fréquent. Je crois surtout qu’ils m’ont mis ça dans la tête pour que je ne m’inquiète pas trop mais on ne trompe pas l’instinct d’une femme, dit-elle avec amertume. Je savais bien qu’il était arrivé quelque chose à Sam, qu’il ne s’était pas enfui avec une autre…