Pita Witkaire était connu dans la communauté pour ses activités culturelles : maître de cérémonie, il défendait l’honneur des Tainuis lors des rencontres intertribales qui avaient lieu chaque année. La compétition, substitut des guerres d’antan, avait lieu dans trois semaines : Osborne ne croisa pourtant personne. La cour de l’école était vide, les fenêtres closes, sans rumeurs. Il flottait ici comme un parfum de friche, qu’il ne reconnut pas. Le marae semblait désert.
Plus loin, montée sur pilotis, la maison de Pita Witkaire repoussait tant bien que mal l’avancée du bush ; Osborne se fraya un passage parmi les fougères exubérantes et, après un rude combat contre la nature, se hissa jusqu’à la terrasse. Là, il passa un œil par la vitre poussiéreuse : ne décelant aucune présence humaine, il força la porte coulissante. Le salon était sommaire, la cuisine impeccable. Tout était parfaitement rangé, avec une vague odeur de renfermé qui flottait. Il grimpa à l’étage, visita les différentes pièces et se résigna à l’évidence : la maison de Pita Witkaire était inhabitée. Il ne restait plus que des mouches mortes sous la baie vitrée du salon et l’étrange impression d’arriver trop tard.
Passant le doigt sur la table du salon, Osborne estima le taux de poussière à plusieurs semaines. Bizarre : l’électricité ne fonctionnait pas, pourtant il y avait encore ses affaires dans les placards… Le grand-père d’Hana avait-il abandonné ses activités culturelles ?
— Vous ne savez vraiment pas où je peux le trouver ?
Remontant la route à pied, Osborne avait sonné à la première habitation, deux cents mètres plus haut dans le virage. À la tête déconfite de la voisine, il comprit qu’elle n’en savait pas plus.
— Non, vraiment, faudrait demander à mon mari. Tenez, le voilà qui arrive…, dit-elle en se tournant vers la route. Vous n’avez qu’à lui demander.
Un retraité en chemise à carreaux remontait tranquillement la côte, un opossum pendu au bout du bras. Sa tête ronde bringuebalait au rythme de ses pas, les yeux globuleux.
— Cette saloperie s’est prise dans mon piège ! proféra l’homme en soulevant son trophée.
L’opossum semblait les regarder depuis ses pupilles vides, son corps de nounours comme une chiffe molle. Un chien jappait dans les pattes de son maître et, avec enthousiasme, sautait vers le marsupial pour mordre méchamment. Déclaré fléau national depuis qu’un illuminé en avait importé d’Australie, les opossums ne se contentaient pas de manger les feuilles des arbres, ils les tuaient. Dévastateur de forêt, sans prédateurs (un autre imbécile avait bien tenté de peupler les forêts de renards mais ces derniers trouvaient plus facile de chasser les oiseaux), tuer un opossum était devenu par la force des choses un devoir national. Le voisin jeta la dépouille près de la niche.
— Vous cherchez quelque chose ?
— Pita Witkaire, répondit Osborne.
— Bah, fit-il. On ne l’a pas vu depuis des semaines. (Il se tourna vers sa femme.) Combien ? Cinq, six ?
— Ah oui, au moins ! confirma l’intéressée.
— Le marae a l’air désert. Vous savez depuis quand ?
— Ça je saurais pas vous dire. Pita, on l’a juste vu un peu cet hiver, poursuivit le voisin, et puis au printemps, je saurais pas dire à partir de quand, on l’a plus vu.
— Il ne vous a rien dit ? reprit Osborne. Aucune allusion ?
— Non, pas d’allusions. C’est pas un gars bavard…
— Peut-être qu’il a pris des vacances, hasarda la voisine, ou alors sa retraite… Vous êtes de la famille ?
Près de la niche, le bâtard dévorait à belles dents. Osborne aussi avait envie de mordre. Il recommençait à dérailler.
— Je travaille pour la police d’Auckland, dit-il en leur tendant sa carte. Appelez-moi si Pita revient au marae : vous nous rendriez à tous les deux un grand service.
Il tenta un sourire, sans grand succès. Les voisins toutefois opinèrent.
— Comptez sur nous !
De bons citoyens.
Rien à voir avec lui.
Un soleil tout engourdi flottait sur les quartiers nord de la ville. À l’heure de la sortie des bureaux, la circulation était fluide : ici il n’y avait pas de bureaux.
Loin du business prospère de la City, le quartier de Red Hill s’engorgeait à mesure que les migrants migraient : éleveurs frappés par l’arrêt des subventions jusqu’alors allouées à leurs sempiternels moutons, Tongiens, Samoans, ou Fidjiens exilés rêvant d’All Blackitude, petits commerçants asiatiques venus tenter leur poignée de dollars au bout de l’Occident ou Maoris mis au piquet du grand virage néo-libéral, on trouvait un peu de tout — tout au plus une série de baraquements sensiblement identiques où, entre moleskine et torgnoles, la jeunesse autochtone oubliait vite l’enfance.
Osborne n’y avait plus mis les pieds depuis des années mais le quartier où ils avaient grandi n’avait pas beaucoup changé. La maison des parents d’Hana non plus. Il claqua la portière, passablement anxieux. Il ne vit pas de véhicule sous le garage ouvert, juste des outils de jardinage et quelques seaux remplis d’eau croupie : Glenn devait être parti en ville… Osborne poussa le portail vermoulu. Il reconnut d’abord la haie, le jacaranda en fleur, puis la fenêtre de la chambre où s’effeuillait son amour d’enfance…
— Susan, vous êtes là ?
La mère d’Hana bêchait un plan de patates douces au fond du jardin. Elle l’aperçut et laissa choir l’outil sur ses bottes en plastique.
— J’aimerais vous parler, dit-il. Deux minutes.
Surprise, Susan recula d’un pas. Les cheveux décoiffés sous le chapeau de paille, son visage était soudain fantomatique. Elle jeta un œil à sa montre, comme si tout cela était une question de temps.
— Écoutez, je ne sais pas, Glenn va rentrer d’une minute à l’autre et…
— Deux minutes et vous n’entendrez plus parler de moi.
Susan hésita. Deux minutes contre l’éternité, ça se jouait : Glenn n’en saurait rien, elle ne le lui dirait même pas, de toute façon c’était de l’histoire ancienne…
— Qu’est-ce que vous voulez ?
— Des renseignements au sujet d’un ancien notaire décédé il y a peu, dit-il, Samuel Tukao : il exerçait à Mangonui. Tukao avait des liens avec la tribu tainui.
La mère d’Hana oublia son potager en friche.
— Je ne connais pas ce monsieur, dit-elle.
Susan était une pakeha : si elle s’était mariée à Glenn, le fils de Pita et Wira Witkaire, les histoires des Maoris ne la concernaient pas. Voilà ce qu’elle voulait lui signifier. La recherche de l’identité culturelle, ou plutôt son absence pour ce qui concernait Glenn, ne lui avait jamais causé que des malheurs. Susan en avait assez. C’était une femme fatiguée.
— Et votre mari ? relança Osborne.
— Vous savez qu’il est têtu, répondit-elle. Même s’il connaissait votre notaire, je ne pense pas qu’il vous en parlerait…
L’air était lourd de sous-entendus. Osborne sentait la tension monter, comme si le sang filait plus vite dans ses artères.
— Et Pita ?
— Il doit être au marae, répondit Susan, évasive.
— J’en viens : il n’y a personne.
— Alors il doit être en vadrouille. (Des rides se formèrent sur son front.) Écoutez…
— Il n’enseigne plus le haka ?