— Je… je ne sais pas. Pourquoi ?
— Le marae était désert, insista Osborne, et ça depuis un moment.
Sa voix changeait imperceptiblement.
— C’est l’été et…
— Je me fous de l’été, coupa-t-il. Il n’y a pas que les classes qui sont vides, la salle d’entraînement et la maison aussi. Où sont les danseurs ? Et Pita ?
Un voile d’inquiétude passa sur son visage vieilli.
— Je ne sais pas, balbutia Susan. Nous n’avons plus beaucoup de contacts depuis la mort de Wira…
— Et Hana ?
Son ton était plus agressif que ses pensées.
— Quoi Hana ?
— Où est-elle ?
Susan planta son outil dans la terre fraîche.
— Elle est partie, dit-elle sans le regarder.
— Partie où ?
— En Europe.
Osborne s’approcha, des billes d’acier dans les veines.
— Impossible, dit-il. J’ai vérifié les listings des vols internationaux : son nom ne figure nulle part.
Susan n’aimait pas le ton que prenait sa voix. Il lui faisait peur. La peau rougie par le soleil austral, elle rajusta son chapeau de paille.
— Écoutez, Paul, nous n’avons plus de nouvelles depuis des mois. Juste une lettre pour nous dire qu’elle partait.
— Où ?
— Je ne sais pas…
Susan regardait sa bêche comme un objet mort.
— Elle n’a rien dit de plus ?
— Si : qu’elle nous aimait.
La mère d’Hana releva la tête. Ses yeux étaient bleus, pleins d’eau.
— Vous mentez.
Osborne serrait les dents.
— Non. Partez maintenant, adjura-t-elle comme si elle avait senti le danger. Je ne sais pas où est Hana : elle a juste dit qu’elle s’en allait, elle n’a pas dit où. L’Europe sans doute ; c’est du moins l’idée qu’on s’est fait.
— Ah oui ?
Susan crut un instant qu’il allait la frapper.
— Quelque chose s’est brisé entre nous, expliqua-t-elle d’une voix tremblante : le lien, ou quelque chose comme ça. Vous savez qu’Hana ne s’est jamais très bien entendue avec son père. Il ne parle pas maori et… Enfin, ça fait longtemps sans doute, on aurait dû faire plus attention, Glenn et moi, maintenant c’est trop tard et de toute façon…
— Vous mentez !
Susan voulut se protéger mais il l’attrapa par le col de sa blouse et la tira brutalement vers lui.
— Où est-elle ?!
— Je ne sais pas…
Elle n’essayait même plus de se dégager. Les yeux d’Osborne envoyaient des éclairs mordorés : il la secoua, si fort que Susan se mit à geindre.
— Je vous en prie…
Comme elle avait peur, il la jeta à terre. Le chapeau de paille roula vers les plants de patates. Susan tomba de tout son long, lourdement. Enfin, les épaules secouées de larmes, elle ne bougea plus. Osborne tanguait au-dessus d’elle, ombre froide sous le ciel pâlot. La mère d’Hana sanglotait toujours à ses pieds, la bouche pleine de terre :
— Je vous en prie…
Les insectes bourdonnaient dans le potager. Osborne baissa la tête.
Même la terre en était toute retournée.
À minuit, le monde bascula.
Il bascula en arrière.
Dans un sursaut désespéré il agrippa ses mains au comptoir et, cherchant à contrebalancer l’élan de la chute, tira de toutes ses forces sur ses bras : sa tête repartit alors brusquement vers l’avant et, emportée par sa trajectoire, s’écrasa contre l’arête du comptoir. Un flot de sang jaillit de son nez : Osborne s’écroula.
Le barman rattrapa la bouteille de bourbon qui glissait sur le zinc humide.
— Complètement malade celui-là !
Sur les écrans vidéo fichés au mur, un chevelu clouté hurlait des inepties assassines à une rangée de Westies[19] qui le regardaient d’un œil morne, la pinte à la main, le poing dans l’autre. Personne ne fit attention au pakeha qui pissait le sang sur le sol déjà poisseux de l’établissement.
Le gros Maori qui tenait le pub de banlieue jeta un œil incendiaire derrière son comptoir : Osborne pataugeait sur le dos, dans un sale état.
— Toi, tu dégages tout de suite ! menaça-t-il.
Flageolant sous son tee-shirt « Enjoy Coca-Cola », le barman fit le tour du comptoir pour mêler le geste à la parole mais Osborne se releva seul. Mêlés à l’alcool, les speeds lui donnaient des envolées vertigineuses.
— Ça va, fit-il au type qui s’apprêtait à le jeter dehors, ça va…
Un liquide tiède gouttait sur sa belle chemise blanche. Osborne lâcha la poignée de billets qui traînait dans sa poche et, à travers un voile de sang, aperçut la sortie.
Survivre exige une discipline de rat.
5
Paul allait avoir dix-huit ans. Il n’en avait pas parlé à sa mère, encore moins à Thomas, mais il ne pensait plus qu’à ça : depuis des mois ça lui tournait dans la tête, maintenant qu’Hana l’avait abandonné à son sort, il fallait qu’il sache, qu’il le voie. Sans père, il se sentait infirme, bâtard, comme s’il lui manquait des bouts.
Paul n’avait jamais éprouvé de grands sentiments pour sa mère, tellement irréprochable dans son rôle d’infirmière à domicile : à force d’arrondir les angles et de refuser tout conflit, elle s’était fait à son masque, à sa carapace. Fatalement, lui aussi. Quant à son beau-père, il lui avait déjà donné son nom, c’était tout ce qu’il pouvait faire pour lui. Mais Paul serait bientôt majeur, il fallait qu’il sache : si son père était parti avant sa naissance sans laisser d’adresse, il y avait forcément un visage derrière son nom — Todd Preston.
Il en avait parlé à sa mère mais comme d’habitude elle avait évité le sujet — Mary s’était remariée, tout ça c’était de l’histoire ancienne, ça ne servait à rien de relever les fantômes. Paul savait juste que son père travaillait à l’époque comme ouvrier sur les chantiers de la ville, qu’il était grand, bel homme, mais le genre de rustre à ne pas s’embarrasser d’une femme… Dix-huit ans. Paul devait voir son père, un besoin physique — sa part de deuil.
Jusqu’à présent, ses recherches ne l’avaient mené nulle part : Todd Preston avait effectivement travaillé comme manœuvre sur différents chantiers mais, affilié à aucune agence d’intérim précise, l’homme qui l’avait conçu demeurait introuvable. Paul avait bien réussi à obtenir une adresse mais elle datait de plusieurs mois et aujourd’hui la chambre était louée à un autre chômeur d’occasion. Il avait écumé les quartiers voisins jusqu’à ce matin pluvieux de septembre où, poussant la porte d’une agence quelconque, il retrouva sa trace : Spencer Inc., une entreprise de construction qui vivotait dans ce coin de banlieue.
Preston était engagé comme maçon. Le chantier, une extension d’usine, durerait plusieurs mois.
Son cœur se mit à battre plus vite. Il était à peine midi : Paul enfourcha son vélo et fila le long des avenues. La chaussée était glissante mais il se fichait bien des papiers gras, des piétons qui ployaient d’ennui sur les trottoirs : il allait voir son père.
Le chantier en question était un bâtiment de brique rouge. Paul posa son vélo contre la grille et attendit. C’était l’heure de la pause, les premiers ouvriers sortaient, tous vêtus d’un bleu, tous sauf un. Paul reconnut son père sans l’avoir jamais vu : un grand type aux bras noueux qui jurait en compagnie d’autres costauds. Un jean fatigué, des chaussures de sécurité râpées, Todd Preston était un solide maçon aux yeux d’un bleu presque insolent.