Paul se présenta à lui et tous s’arrêtèrent.
— Qu’est-ce que tu veux, gamin ? lança Preston.
— Vous parler.
— Ah oui ? Et de quoi ?
Il semblait méfiant.
— De Mary Stenford, répondit Paul.
— Qui ça ?
— Ma mère…
Todd fronça ses sourcils noirs. D’abord surpris, le regard des autres ne tarda pas à l’irriter.
— Allez-y, les gars, je vous retrouve…
Il était mal à l’aise dans son grand corps un peu gauche. Et puis ce gamin avait des yeux bizarres… Les ouvriers le regardèrent sans comprendre, puis s’éloignèrent. Paul avait les mains dans les poches, et les poings serrés tout au fond.
— Écoute, petit. Je sais pas ce qu’elle t’a raconté, Mary, mais y a jamais eu grand-chose entre nous.
— Sauf moi.
Le maçon fit claquer sa langue dans une moue qui en disait long sur son désarroi.
— Écoute…
— On pourrait peut-être boire un verre, proposa Paul.
Todd Preston n’avait pas l’habitude de ce genre de situation.
— Pour quoi faire ?
— Parler.
— Ça sert à rien quand on a rien à se dire.
Mary, ça faisait belle lurette qu’il l’avait oubliée. Et puis les autres s’étaient arrêtés au coin de la rue, ils l’attendaient, la pause ça durait pas éternellement et il avait faim. Face à lui le gamin le dévisageait comme s’il n’avait jamais vu un ouvrier de sa vie, et ça l’agaçait, Todd Preston.
— Ça fait longtemps que je vous cherche, dit Paul.
— Fallait pas.
— Ma mère ne parle jamais de vous. Je voulais vous voir, pour être sûr que vous existiez…
— Eh bien, tu me vois, rétorqua son père.
— Oui…
Paul eut un rictus ennuyé. Son père ne lui facilitait pas la tâche.
— Vous ne voulez pas savoir ce que je deviens ?
— Bah… (Preston ne cacha pas son embarras.) Écoute… Ta mère, je l’ai à peine connue. Toi jamais. Je vois pas ce qu’on peut bâtir là-dessus.
— Je ne sais pas, acquiesça Paul. Peut-être qu’on pourrait apprendre à se connaître. Un peu…
— J’ai du travail, rétorqua Preston. J’ai pas le temps. Une autre fois peut-être.
Il fit un geste pour s’en aller.
— Vous êtes mon père, insista Paul. Je voulais juste qu’on…
— Te fatigue pas, coupa le maçon. Va bien falloir que tu te mettes ça dans le crâne : j’ai pas besoin de fils.
Ses mots étaient des couteaux.
— Désolé, mon gars…
Todd Preston lui serra la main dans un au revoir qui sentait l’adieu à plein nez, avant de filer rejoindre les copains qui attendaient un peu plus loin.
La pluie tombait sur le trottoir. Les yeux trempés, Paul ne bougeait plus.
« Qui c’était ? » il entendit depuis le coin de la rue.
« Oh ! rien… »
D’un haussement d’épaules, son père invita les autres à poursuivre leur chemin. Les ouvriers disparurent bientôt sous la bruine, abandonnant au trottoir un voile d’indifférence.
Paul resta un moment devant la grille du chantier, les mains dans les poches, à contempler le vide. Son père n’avait pas voulu lui parler, encore moins le connaître. Paul ne valait même pas un café dans un bistrot, même pas un dollar… Il ne valait rien.
Une bourrasque balaya la rue sale, comme un avant-goût de ménage dans la vie…
Paul passa l’après-midi dans les bars de la banlieue, du moins dans ceux qui voulaient bien lui servir de l’alcool, à fumer des cigarettes. La tête lui tourna très vite mais il boirait jusqu’à ce qu’il n’ait plus un dollar en poche, jusqu’à ce qu’il oublie l’existence de ce salaud et la sienne par la même occasion. Les piliers de comptoir venaient lui postillonner leurs sentiments sur sa présence ici, Paul les envoyait balader avec une méchante envie de faire mal. De se faire mal. Cela ne tarda pas à se voir sur son visage : un pakeha laiteux qui devait friser le quintal le retint bientôt par la manche.
— Dis donc, le morveux ! On t’a jamais filé de correction ?
— Non. Et c’est pas une bouse comme toi qui vas commencer.
Paul était déjà musclé mais il ne faisait pas le poids face à ce type de brute. D’autant qu’il ne frappa pas le premier : l’homme lui décocha un direct en pleine face, qui l’envoya cogner contre le mur. Paul se releva, titubant de rage, et comme un pilier de rugby fonça dans le tas. Il se fichait des coups, ce n’est pas eux qui faisaient mal. Il voulut frapper le soûlard, qui para ses coups trop désordonnés avant de le faire chuter. Paul mordit de nouveau la poussière, sous les rires goguenards des clients. Le barman s’interposa :
— Ça va, mec ! dit-il en lui tenant les bras. Maintenant tu t’en vas.
Le barman cherchait plutôt à l’épargner mais ça non plus, Paul ne le comprenait pas. Il était soûl et triste. Il voulait se punir pour une faute qu’il n’avait pas commise mais le monde le laissait impuissant, à son sort de bâtard ignoré de tous.
La nuit tombait sur la banlieue quand on le jeta dehors. Un goût de sang à la bouche, et de détresse. Paul enfourcha son vélo volé, compagnon de misère, et maudissant la terre entière pour ne pas pleurer, regagna Red Hill. Sa machine zigzaguait sur l’asphalte. Douze bières, ça commençait à faire lourd les retrouvailles…
Paul errait sur l’avenue, la tête pleine de ressentiments, lorsqu’il vit l’attroupement qui s’était formé derrière l’arrêt de bus. Il freina à hauteur. Un peu plus loin sur le terrain vague, des jeunes du quartier encerclaient une fille, qui leur renvoyait des regards assassins : Hana. Portés par le nombre, les gars la bousculaient, la traitaient de petite pute, encouragés par un lot de filles parmi lesquelles les sœurs Douglas.