Hana se défendait mais elle semblait terrorisée. Une des sœurs lui cracha au visage.
Paul lâcha son vélo.
Visiblement on avait dévissé l’idole : Hana se traînait maintenant dans la boue, c’était la fin de l’hiver et il y en avait partout, elle se traînait comme une saloperie de ver de terre, sale et sanguinolente. Une main la saisit par l’épaule et l’envoya valdinguer sur le no man’s land :
— Va t’essuyer, salope !
Les types étaient six, des gars du coin. Dooley et sa bande. Hana eut beau se protéger, une volée de cailloux s’abattit sur elle. « Va t’essuyer, salope ! » Pour ça, les filles y allaient de bon cœur. Paul se tenait au milieu de la petite foule haineuse, les oreilles bourdonnant de jurons. Hana reculait, effrayée, couverte d’immondices. Les cailloux ricochaient contre ses chaussures, d’autres faisaient mouche ou s’écrasaient dans la bouillasse : les voix grandissaient, grossissaient, formaient une meute en chasse tandis que la métisse pataugeait, maladroite, pleurant le sang qui lui dégoulinait de la tête.
— Qu’est-ce qui se passe ? balbutia-t-il à l’une des sœurs Douglas.
— Cette pute s’est envoyé mon mec ! siffla-t-elle en retour. Et aussi celui de ma sœur !
À ces mots, Paul se sentit mal ; le terrain vague tourbillonna tout à coup, la tête lui tournait, on lui mordait le cœur, il pouvait à peine respirer, il avait une boule dans la gorge, il prenait feu, ses circuits grillaient et derrière les voix criaient, vomissaient : fous le camp !
La tête vide absolument, ou alors pleine de bulles écarlates, Paul saisit un caillou à terre et le lança de toutes ses forces : tac ! Dans la hanche !
Hana avait fait une ridicule contorsion avant de s’enfuir, toute de boue et de crachats, poursuivies par les jets de pierre qui pleuvaient sur elle bien après qu’on put l’atteindre…
Tac ! Tac !
Un poing cogna à la porte de la chambre. Allongé sur son lit, Osborne fixait le plafond. L’ombre d’Hana se terrait dans les angles.
— Paul ! criait la voix derrière la porte. Paul Osborne !
Il ne bougea pas de son nuage cotonneux. Une odeur familière s’épanchait dans la chambre, aérienne : formant une mare sur la tablette, la bouteille de rhum gisait sur le flanc. Responsable de ce génocide, assise sur la table, Globule jaugeait l’homme qui émergeait depuis le lit.
— C’est moi ! insistait la voix. Tom !
Il était dix heures du matin et, malgré les analgésiques, son nez lui faisait mal. Osborne consentit à enfiler l’un de ses pantalons noirs et ouvrit, les yeux pleins de papillons.
Culhane n’avait pas l’air beaucoup plus frais.
— Désolé pour le réveil mais… (il fronça ses sourcils orange) : dis donc, qu’est-ce qui est arrivé à ton nez ?
— Il est tombé.
— Hein ?
Tom entra timidement. Dans la pénombre, la chambre, pire que rangée, paraissait comme inhabitée : pas une affaire, pas un papier ni le moindre effet personnel qui traînait. Il n’y avait qu’une mallette fermée au pied du lit. Il vit alors le sang sur l’oreiller…
— Le lieutenant Gallaher nous a convoqués, lança-t-il au demi-jour des persiennes. Suite au rapport de l’affaire Melrose… Comme tu n’arrivais pas, je suis venu te chercher.
Osborne avait filé vers la salle de bains.
Son appendice blessé lui interdisant toute forme d’inhalation, il avala des pilules d’éphédrine. Après quoi il extirpa un interminable caillot de sang et croisa son visage défait dans le miroir. Pas joli joli ce nez…
Tom s’agenouilla pour caresser la chatte, qui s’en étira la colonne. Par l’embrasure de la porte, le rouquin aperçut les compresses tachées de sang qui débordaient de la poubelle. Osborne nettoya la coupure et posa un pansement neuf sur la bosse qui déjà virait au mauve. Les cloisons étaient probablement déplacées mais l’os avait tenu le choc. Il fourra dans sa poche ce qui traînait sur la tablette et sortit de la salle de bains.
— Allons-y, dit-il en poussant l’intrus hors de son antre.
Culhane pesait des tonnes.
— Dis, tu es sûr que ça va ton nez ?
La blessure était plus impressionnante à la lumière du jour.
— T’en fais pas pour moi.
Tobby attendait à l’arrière de la Ford, la truffe collée à la vitre embuée. Le labrador jappa tout son soûl mais le regard d’Osborne lui coupa la chique. Culhane prit le volant et bifurqua sur Queen Street. Jésus ! songea-t-il, ce qu’il empestait l’alcool !
— Le lieutenant Gallaher nous a convoqués à onze heures, annonça-t-il : avec un peu de chance, on va être à l’heure.
La circulation était fluide le long de la mer. Sur le ponton de Queen’s Raff, des Japonais attendaient sagement la prochaine vedette qui les emmènerait nager avec les dauphins du large. Silencieux derrière ses lunettes noires, Osborne fumait. Tom se dit que ce n’était pas comme ça qu’il allait soigner ses sinus mais après tout il n’était pas sa mère…
— Rosemary va bien ?
Tom sursauta : derrière son masque de pansement, voilà qu’Osborne était redevenu causant.
— Rosemary ? Heu, oui… Oui, très bien. En ce moment elle cherche un boulot de prof à mi-temps…
Tom rosit légèrement. Pourquoi lui parlait-il de sa femme ? Pourquoi maintenant ? Ils s’étaient engueulés la veille au soir. En vérité, Rosemary n’allait pas bien depuis la dernière fausse couche : c’était la troisième et, à bientôt trente-neuf ans, l’espoir d’un enfant la quittait peu à peu. Tom avait beau lui dire que de nos jours les femmes avaient des enfants jusqu’à quarante-cinq ans, rien ne raisonnait son instinct maternel. Peut-être qu’au fond leur départ pour Auckland n’avait rien changé : ils avaient emporté leurs problèmes avec eux.
Mais qu’est-ce que ça pouvait lui faire à Osborne ? C’était une affaire personnelle, une affaire qui ne le regardait pas : est-ce qu’il lui en parlait, lui, de sa femme ?!
Il faisait une chaleur d’hôpital dans le bureau de Gallaher. Le chef du Département criminel retira l’allumette qu’il mâchouillait et eut un sourire narquois en voyant la mine défaite d’Osborne qui venait d’entrer : une sale gueule, au moins ça faisait plaisir à voir. Le nez cassé, on dirait, non ?
— Alors Osborne ? On a fait du hongi[20] avec ses petits copains maoris ?
Hilarant. Osborne alluma une cigarette. Culhane suivait, avec ses taches de rousseur et sa peau de kiwi élevé aux céréales.
— On ne fume pas dans mon bureau, notifia Gallaher.
— Raison de plus pour être bref.
Gallaher cracha un lambeau d’allumette sur la moquette. Il n’avait jamais pu saquer Osborne, il détestait jusqu’à sa façon de fumer.
— J’ai lu votre rapport concernant le vol de la hache chez Nick Melrose, dit-il d’un air faussement détaché : pas grand-chose de nouveau, on dirait ? Hormis bien sûr cette hypothèse que le cambrioleur ait subtilisé les clés de la maison à l’insu de la famille. D’où vous tenez ça, Osborne ?
— Le gardien de la propriété n’a rien entendu et il n’y a eu aucune effraction, répondit-il. Il a pourtant bien fallu que le voleur déjoue le système d’alarme avant de pénétrer à l’intérieur de la propriété. Il y a une palissade à l’arrière, qui donne sur le jardin : en minutant la ronde du gardien, le cambrioleur avait le temps de passer par-dessus, de traverser le parc et de couper l’alarme. Seulement pour ça, il avait besoin du trousseau de clés complet.