— Se dégriser ?
L’idée avait l’air de l’amuser. Pas Culhane.
— J’ai vérifié aussi du côté de ses proches, répliqua le rouquin. Johann Griffith était divorcée depuis huit ans, pas d’amants déclarés. Son ancien mari habite sur l’île du Sud et n’a plus de contacts avec elle depuis des années. Bref, rien ni personne qui aurait pu lui en vouloir au point de maquiller une noyade. Tous les témoignages recueillis sont unanimes : Johann Griffith était une femme discrète, travailleuse, ambi…
— Son job ? il coupa.
— Century Inc. Une boîte de travaux publics.
La plus grosse du pays.
La serveuse en minijupe passa à hauteur. Jolies fesses. Osborne commanda un autre espresso. Les drisses claquaient dans la brise et les pilules semblaient le soulever de terre.
— Qui s’occupe de l’autopsie ? demanda-t-il.
— Le coroner Moorie.
Osborne écrasa sa cigarette. Une tache de sang était apparue sous son pansement. Il réfléchit quelques secondes devant sa tasse vide, puis se leva en abandonnant un billet sur la table.
— Où tu vas ? demanda Tom.
Assis sur ses pattes de derrière, Tobby le regardait comme s’il était un caillou.
— Me recoucher, répondit Osborne.
Amelia Prescott serait l’une des meilleures chercheuses de son pays en matière de médecine légale : elle travaillait pour ça. Bien sûr, à vingt-cinq ans on ne la prenait pas encore au sérieux (le milieu de la médecine était aussi sexiste que les autres), mais elle prouverait à tous ces pères-la-science qu’elle ne resterait pas longtemps laborantine. Elle n’avait pas traversé les océans pour se confiner aux besognes que Moorie lui assignait : on reconnaîtrait sa rapidité d’exécution, son parfait détachement devant l’horreur d’un corps disséqué, ses qualités humaines aussi…
Jusqu’à présent, hormis Tom Culhane, tout le monde avait l’air de s’en foutre complètement. Amelia était jolie, pimpante, elle se montrait volontiers spirituelle, mais ses relations avec les hommes s’étaient toujours soldées par des échecs, certains cuisants. À qui la faute ? Elle s’était notamment entichée de son prof de biologie appliquée lors de ses études à Londres, Omar, un Syrien. Omar avait des problèmes de papiers, surtout après le 11-Septembre : le plus simple aurait été de se marier mais bon, elle était jeune, ça n’avait pas marché. Son diplôme en poche, elle avait quitté l’Angleterre sur un coup de tête (une annonce dans le Times qui proposait un job à Christchurch), principalement à cause du racisme. Le plus bête dans l’histoire, c’est qu’elle retrouvait la même chose ici.
Sauf qu’ici il y avait ce type, Paul Osborne. Amelia le trouvait beau, ardent, sombre, sensuel, dangereux. Tout son contraire. Et il y avait au fond de lui une boîte, une boîte de Pandore qu’elle brûlait d’ouvrir. Car ça ne trompait personne : elle était tombée amoureuse. Trois jours qu’elle se retournait dans son lit, trois jours qu’elle passait ses nerfs et ses insomnies sur des revues scientifiques qu’elle ne comprenait plus, trois jours qu’elle se traitait d’idiote, de sombre idiote. Ça leur ferait au moins un adjectif commun…
L’assistante du coroner sortait à toute vapeur du labo quand Osborne déboula dans le couloir.
— Ah ! fit-elle en ratant de peu ses bras. Paul ! Qu’est-ce que vous faites là ?
Du haut de son mètre soixante-cinq, Amelia semblait aussi à l’aise au sous-sol de l’institut médico-légal que lui dans le caniveau. Elle jeta aussitôt un œil intéressé au pansement qui trônait sur son appendice.
— Qu’avez-vous fait à votre nez ?
— Il était vilain.
Amelia en fit le tour comme si elle n’était pas convaincue.
— Ce n’était pas une raison pour l’amocher, fit-elle remarquer. Que puis-je faire pour vous ?
— La fille qu’on a retrouvée sur la plage de Karekare, dit-il, vous avez des nouvelles ?
— Le corps a été identifié, oui… Venez, nous serons mieux pour parler dans mon bureau.
Il suivit la sylphide, la tête lourde.
C’était le foutoir dans le réduit de la laborantine, une pièce carrée qui sentait l’antiseptique et le formol. Une partie d’Osborne hésita à tourner de l’œil, le reste tenait bon.
— Vous ne voulez pas un cachet avant ? lança-t-elle.
— Merci, j’ai ma dose.
Amelia fouilla dans son petit capharnaüm, en tira une fiche.
— Quand même, je vous trouvais mieux sans pansement.
— Alors ? dit-il en désignant la fiche qu’elle tenait à la main.
— Johann Griffith, soupira-t-elle. Oui, un membre de la famille est passé hier.
— Vous avez examiné le corps ?
— Brièvement. Vous savez, je ne suis qu’une des assistantes du coroner…
Il y avait une vague ironie dans le timbre de sa voix. Un peu écervelée mais confiante.
— Vous avez relevé des blessures ? demanda Osborne.
— Contusions, éraflures, morsures, quelques bouts de peau en lambeaux… Rien qui aurait pu causer la mort, si c’est ça que vous voulez savoir.
— Et le crâne ?
— Après une semaine passée dans l’eau, s’il y avait des bosses, elles se sont résorbées. Rien de plus.
— Ah oui ?
— Oui.
Mais il était sûr qu’ils pensaient à la même chose. Le silence volait sur des plumes.
— D’après vous, demanda-t-il, cette fille est morte de quoi ?
Amelia haussa les épaules.
— Elle s’est noyée, non ? Ou alors un arrêt cardiaque. Moorie vous en dira plus après l’autopsie.
Osborne semblait contrarié.
— Et le sang ? insista-t-il.
— On sait qu’au moins deux requins lui ont arraché les jambes : on a retrouvé des marques de dents à hauteur des reins. De la famille des roussettes, si ça vous intéresse…
Les émanations d’éther lui donnaient le tournis.
— Pas de blessures à la tête, dit-il comme s’il pensait tout haut : si Griffith n’est pas tombée des rochers, d’où provient le sang qui a attiré les requins ?
— Eh bien, d’ailleurs ! rétorqua Amelia avec sa logique scientifique.
C’est aussi ce qu’il se disait : la blessure provenait d’en bas. Hormis l’artère fémorale, aucune lésion susceptible de causer la mort.
— Et le sexe ? reprit Osborne. Il était comment le sexe ?
— Féminin. Vous avez de ces questions…
— Pas de blessures au pubis ?
— Non, dit-elle : les requins l’ont épargné.
Il y eut un moment de flottement dans la salle d’analyses. Amelia s’était légèrement maquillée ce matin, ce qui ne lui arrivait pas souvent, c’était d’ailleurs plutôt réussi, mais lui n’avait visiblement pas les yeux en face des trous : il la regardait sans la voir, perdu dans ses pensées, avec sa gueule d’ange défiguré… Sur le coup, Amelia avait presque mal à son nez.
— Vous pouvez faire quelque chose pour moi ? dit-il alors.
Oui, n’importe quoi.
— Ça dépend, répondit-elle : quoi ?
Osborne secoua un sachet plastifié entre le pouce et l’index.
— Une analyse, c’est possible ?
Sortant aussi vite de ses rêveries qu’elle avait plongé dans son reflet, Amelia pencha son minois sur le sachet qu’il tendait et découvrit un cheveu, blond virant châtain clair. Ses yeux s’arrondirent.