Elle lui faisait penser à Globule, en moins conne.
— D’où il sort ? fit-elle en connaissant déjà la réponse.
Amelia le revoyait sur la plage, en train de caresser la morte…
— Johann Griffith, confirma-t-il.
— Et c’est seulement maintenant que vous l’apportez ?
— J’avais oublié.
Elle le regarda de travers.
— Vous vous moquez du monde ?
— Peu importe que vous me croyiez ou non, dit-il en lui touchant la main : vous pouvez m’en faire une analyse ?
Sa main ne brûlait plus, elle était froide comme la mort.
— Une analyse ? Je veux bien mais… il faut d’abord prévenir le coroner.
— C’est à vous que je demande ça, pas à Moorie.
Amelia hésita, décontenancée : Osborne débarquait à l’institut médico-légal pour lui apporter un cheveu de la noyée et lui demandait de l’analyser sans en avertir le boss. Elle jouait carrément sa carrière dans cette affaire.
— Vous savez ce que je risque ?
— Une place de laborantine à Auckland, répondit-il.
— Pourquoi ferais-je une chose pareille ?
— Je ne peux pas vous expliquer, pas maintenant… (Il s’impatienta.) Vous pouvez m’aider, oui ou non ?
Ses yeux malades brillaient sous les néons : une saloperie de piège doré.
Amelia glissa le sachet dans la poche de sa blouse.
— Bon, je vais voir ce que je peux faire…
6
Le docteur Beevan faisait grise mine. Au dispensaire de la police, tout le monde l’appelait Bob. En dehors, il vivait en sportswear dans une maison décorée par sa femme avec ses enfants, Michael et Patrick, deux bambins à tête de fermier dont il était très fier, et Max, le chien. Mais aujourd’hui le bonheur tranquille dont jouissait le médecin avait quelque chose d’indécent.
Jon Timu reboutonna sa chemise.
— J’ai encore combien de temps devant moi ?
Beevan haussa les épaules.
— Ça dépend… Comment vous sentez-vous ?
— Mal. Répondez à ma question.
Beevan était médecin, pas devin. La détresse du Maori lui faisait mal au cœur mais ça ne servait plus à rien de tricher.
— Deux mois, dit-il. Peut-être trois.
Timu ne broncha pas. Sans doute le savait-il déjà…
Le docteur Beevan suivait le Maori depuis son incorporation, et avec lui avait tout partagé : la mort d’Helena d’abord, une longue agonie que le médecin avait finalement accepté d’abréger. Pour être plus précis, Beevan avait aidé Timu à pratiquer l’euthanasie sur son épouse. Soûlée de morphine, la pauvre femme n’avait ni la force ni la tête pour donner son accord ; Jon avait lui-même poussé la pompe de la seringue.
Helena était partie en douceur.
De cette journée maudite, le Maori gardait l’image de son visage sur l’oreiller, étonnamment lisse, si apaisé qu’il lui rappelait leurs belles années — celles d’avant la naissance de Mark…
Six ans étaient passés depuis l’euthanasie, mais la culpabilité née de ce que le Maori considérait aux pires heures de ses insomnies comme un meurtre avait fini par le rattraper. Une catastrophe en chaîne dont le dernier maillon s’apprêtait à céder : pour lui, ce serait un cancer de la vessie. Le cancer des fumeurs, paraît-il.
Une première opération avait tenté de réduire le fléau. Simple sursis : les urines gorgées de sang, Jon ne pouvait plus aujourd’hui que serrer les dents. Une nouvelle opération équivaudrait à un autre sursis et il n’avait pas envie de finir comme Helena. Beevan garderait le secret médical, cela seul importait.
— Si je peux faire quelque chose…
Le Maori secoua la tête. Inutile. La solitude ne se partage pas, ou alors avec la mort. Il enfila sa veste.
— Tenez, dit Beevan, prenez ça. (Il glissa une boîte de comprimés dans sa grosse main.) Ça vous aidera à tenir le coup…
Le policier acquiesça, et dans un au revoir bourru quitta le dispensaire.
Dehors, le soleil brillait pour tous.
Mark…
7
Paul avait quitté Red Hill le jour de sa majorité. Une semaine à peine après l’épisode du terrain vague. On embauchait des temps-partiel au K. Mart de Newmarket : dans la foulée, Paul avait trouvé une chambre près du centre-ville, qu’on louait à la semaine. Il avait mis ses affaires dans un sac et quitté la maison familiale, sans un mot d’explication.
Mary avait bien pleuré quelques larmes mais sa fibre maternelle se tarissait vite : elle lui avait dit au revoir sans se douter qu’il s’agissait d’adieux. Thomas, plus pragmatique, s’était contenté de lui souhaiter bonne chance.
John, le petit dernier, jouait dans la rue avec des mioches du quartier quand Paul avait poussé le portail de la maison. Le gamin courut jusqu’à lui sous les réprimandes de sa mère qui-se-demandait-bien-où-il-était-encore-passé.
— Où tu vas ? il avait demandé en voyant son sac de voyage.
— Au pôle Nord, répondit Paul. Avec les ours.
Du haut de ses huit ans, John ne se prenait plus pour un gamin.
— Tu pars ?
— Oui.
— Et tu reviendras souvent ?
— Non.
John avait perdu sa bouille ronde.
— Fais pas cette tête, lâcha Paul, je pars pas à la guerre…
Ça ne le fit pas rire. Paul non plus : il était temps de partir.
— Bon. Salut, petit vieux. Et tâche de sortir de là, hein, dit-il en se tournant vers l’avenue morne qui constituait leur horizon.
John portait des culottes courtes et le regardait avec un mélange de crainte et d’admiration, comme les chiens doivent regarder les loups. Paul posa sa main sur l’épaule de son demi-frère et vida les lieux. Le pied en équilibre sur son skate, John avait suivi sa silhouette jusqu’à l’arrêt de bus, tout au bout de la rue… Le pôle Sud, c’était quand même plus près…
La rencontre avortée avec son père, Hana, le terrain vague, les crachats des sœurs Douglas, le caillou qu’il avait lancé à la seule personne qu’il ait jamais aimée, la boue qui depuis engluait sa gorge, Paul avait décidé de tout oublier. Il ne savait pas ce qui arriverait. Il avait tout perdu.
On le prit à l’essai à la caisse du K. Mart puis, comme il faisait l’affaire, on lui proposa un contrat à temps partiel. Paul avait accepté : c’était ça ou Red Hill. Et puis le centre-ville, ses belles artères, l’océan, les gens, tout était nouveau. Même le vent. Celui qui filait dans les avenues était chargé de sel, pas des émanations d’équarrissage : ici, pas de violence, pas de heurts, rien que de l’Occident en vitrines avec ses belles promesses affichées en special offer.
Paul se promenait le long de Queen Street, pour passer les heures qu’il avait à oublier. Avec ses horaires de supermarché (trois heures le matin et quatre le soir, lors du rush), les après-midi en ville étaient toujours trop courts — d’ailleurs, il n’y rencontrait personne. Quant aux employés du K. Mart, ceux qui occupaient des postes similaires étaient trop tétanisés par la précarité de leur emploi pour commencer à nouer des contacts, et les supérieurs hiérarchiques formatés pour un système qui les tolérait à peine.