Paul était seul mais, grâce à un hardi stratagème lui évitant la fouille systématique à la sortie du K. Mart, il volait des livres. Des tas de livres.
Au début il volait n’importe quoi, ou les livres les moins encombrants, puis il avait commencé à sélectionner, à choisir les disciplines, à fuir les best-sellers et les commandes pour se consacrer aux œuvres majeures. Peu de littérature maorie dans le lot (peut-être parce que cette culture était avant tout orale), hormis Alan Duff qui à l’époque se démarquait de ses contemporains en pleine repentance, mais ses écrits impitoyables pour la communauté étaient si controversés qu’il ne sut trop qu’en penser : les Maoris de Nouvelle-Zélande devaient-ils s’adapter à l’Occident ou continuer à végéter dans les faubourgs des villes qui finiraient par les engloutir à défaut de les assimiler socialement ? La question l’intéressait toujours. Seulement, comme du reste, il ne savait qu’en faire.
Ce petit manège dura deux ans : Paul vivait seul dans une chambre à cinquante dollars la semaine, son esprit grandissait à mesure que les murs se tapissaient de livres, Gibson, le chef du personnel, n’y voyait que du feu, et il n’avait toujours rien oublié : le caillou lui restait en travers de la gorge.
Les autres filles n’y pouvaient rien : l’image d’Hana dans la boue n’en finissait plus de le hanter, elle venait le visiter dans ses rêves, par vagues successives, une marée noire sur les ruines qu’il tentait de reconstruire, pour elle. Paul avait fui Red Hill comme la jeune Maorie l’avait fait un peu plus tôt, mais il n’avait rien oublié : ni son corps par-dessus la haie, ni l’horrible remords qui l’avait saisi à la gorge après qu’il eut réalisé ce qu’il venait de commettre. Gavé de livres, il se reconstruisait pièce par pièce, par bouts, pour le jour où il la retrouverait — car il la retrouverait… Et puis soudain c’est elle qui vint, à l’improviste, alors qu’il faisait défiler des articles manufacturés à la caisse du supermarché.
Croisant soudain l’incroyable — Hana, une brique de lait à la main —, Paul suspendit son souffle.
La métisse avait changé en deux ans. Elle ne portait plus de vêtements moulants mais un chemisier et un pantalon noir qui lui allaient sacrément bien. Son allure aussi avait changé, elle avait comme pris de la hauteur. Son visage était plus dur, plus sombre, plus beau. Rien à voir avec la pouilleuse couverte de boue abandonnée sur le terrain vague de Red Hill…
Hana ne dit pas un mot, pas même bonjour, elle posa son litre de lait sur le tapis roulant et attendit la monnaie. Ne sachant que dire, Paul se tut. La même odeur. La même attirance… Hana prit les quelques pièces qu’il lui tendait et, toujours sans un mot, s’éloigna, sa brique de lait à la main.
Le client suivant posa ses articles sur le tapis mais il n’existait pas : Hana s’était retournée vers la caisse où Paul la regardait partir. Elle sortit alors quelque chose de sa poche, qu’elle lança vers lui : un caillou roula sur le caoutchouc du tapis…
Cinq jours avaient passé. Hormis l’état de son nez, aucune évolution notable. Hana et Pita Witkaire brillaient par leur absence. Osborne avait bien réussi à joindre un membre influent de la tribu tainui qui, peu loquace, l’avait renvoyé vers un autre hapu[21] ; après une nouvelle série d’appels infructueux, il était tombé sur un certain Hira Te Hae qui lui signala qu’en effet Pita était bien passé chez lui le mois dernier, ils avaient pêché ensemble en se remémorant le bon temps, mais depuis il n’avait plus de nouvelles. Quant à Samuel Tukao, son nom n’inspirait personne, comme si le notaire n’avait jamais fait partie de la tribu tainui. Même ses anciens contacts dans la communauté étaient évasifs.
Les rencontres intertribales avaient pourtant lieu dans une quinzaine de jours : pourquoi Pita Witkaire s’était-il soudain évanoui ? Était-il lui aussi à la recherche de sa petite-fille ? Hana avait disparu de la circulation mais la lettre envoyée à ses parents n’était qu’un écran de fumée. Pour l’éloigner de quoi ? De lui ? Sa paranoïa maladive avait repris le dessus. Il retombait dans ses errances de Sydney, comme si tout ça n’avait servi à rien.
Fatalement, l’enquête au sujet du vol chez Nick Melrose ne l’avait pas mené très loin. Osborne avait interrogé les principaux chefs de tribu du district, notamment les ngais tahus, lesquels préconisaient un retour aux racines tribales, les représentants des groupuscules autochtones, la branche radicale de Ratana, force spirituelle et politique depuis peu alliée aux travaillistes, les dirigeants du parti Mana Motuhake « mana séparé » pour l’autodétermination, sans résultat. Osborne s’était même rendu dans le sud de l’île pour rencontrer les chefs ngatis kahungunus, mais la seule piste récoltée l’avait ramené vingt-cinq ans en arrière, aux événements de Bastion Point. Zinzan Bee faisait partie des contestataires.
Bastion Point. L’affaire datait de 1977, lorsque la tribu ngati whatua avait occupé la terre de leurs ancêtres, alors propriété de la Couronne britannique — terre sur laquelle pesait un projet immobilier. Cette occupation avait été la première d’un mouvement de revendications maories qui avait secoué le pays : si les occupants de Bastion Point avaient été finalement expulsés par la force, le tribunal de Waitangi avait été instauré afin de recevoir leurs revendications. À travers cet épiphénomène, les Néo-Zélandais et plus précisément les pakehas avaient appris à voir leur passé en face : en signant un traité de Waitangi volontairement mal traduit, les Maoris avaient cru s’assurer un droit de regard sur les agissements des Blancs alors que ceux-ci s’arrogeaient le pouvoir. Par essence, les terres cédées contre des couvertures et des mousquets n’appartenaient à personne : à leur manière ils pensaient les louer tout en en gardant les droits. Les confiscations qui avaient suivi les guerres maories puis les politiques menées jusqu’en 1950 en faveur de l’installation de colons et de grands travaux sur les terres indigènes sans que ceux-ci puissent se défendre ressemblaient non pas à ce qu’on apprenait dans les livres scolaires mais à une spoliation en bonne et due forme de leurs terres, même et surtout celles déclarées tapus, sacrées, taboues. Le traité n’avait pas été appliqué, selon le principe qu’« un document engageant un gouvernement européen et une peuplade primitive ne pouvait avoir aucune valeur aux yeux de la loi », et la révolte avait été réprimée par le sang.
Mais l’époque voulant cela, on avait depuis tenté de panser les blessures : les Maoris s’estimant brimés pouvaient désormais déposer leurs plaintes, un juge maori présidait au tribunal chargé d’interpréter le fameux traité de Waitangi, ceci dans les deux versions. Les plaintes étaient prises en compte depuis l’époque coloniale. Les conclusions étaient soumises au Parlement chargé de légiférer, mais le tribunal gardait le droit d’imposer l’application de leurs recommandations. Malgré ce processus de réconciliation nationale, certains s’estimaient lésés et continuaient de revendiquer leurs terres ancestrales. Zinzan Bee faisait partie de ces gens-là.