Mary répétait qu’elle y verrait bien des roses, que c’était de bon augure pour l’enfant à venir, et aussi quelques arbres fruitiers, pour égayer. Paul les écoutait sans mot dire. Il ne parlait pas beaucoup.
Heureusement il y avait Hana, la métisse aux yeux clairs qui habitait le pavillon voisin : deux tresses noires au creux des reins, une poitrine encore timide mais déjà l’allure d’une reine. Une reine barbare… Paul l’observait le soir par la fenêtre de la salle de bains : en grimpant sur le bidet, sur la pointe des pieds et en se cramponnant au rebord, on apercevait sa chambre par-dessus la haie. Il devait jongler entre les toilettes des uns et des autres, les qu’est-ce-que-tu-fabriques-encore-dans-la-salle-de-bains du beau-père et accessoirement sa propre hygiène, mais tous les soirs Hana était là, à neuf heures, dans sa chambre. Elle ôtait ses vêtements, ne gardait qu’un tee-shirt et, jambes nues, se postait à la fenêtre : là, elle contemplait les insectes qui grésillaient sous le lampadaire de la rue, puis elle tirait le voile blanc qui faisait office de rideau avant de se glisser sous les draps.
Parfois Hana laissait la fenêtre ouverte et le voilage, avec la brise, allait fouiner dans sa chambre. Paul l’épiait depuis son piédestal : il imaginait l’odeur de sa chair, sa peau, son sexe, ses mains et ses cuisses qu’elle ouvrirait pour lui, un jour… Il n’avait qu’elle. Elle n’aurait que lui. Un jour.
En attendant, en accord avec ses nouveaux voisins, Thomas planta une série d’arbustes qui, il l’avait dit, mettraient plusieurs mois avant de pousser. Paul eut ainsi une saison pour épier sa voisine, sur la pointe des pieds, avec à quinze ans l’espoir de grandir plus vite que la haie.
Au début il avait mal aux chevilles, puis il s’y fit.
Hana mit dix jours pour découvrir son stratagème. C’était un soir d’octobre : elle allait fermer la fenêtre de sa chambre quand elle aperçut le nez de Paul dans le crépuscule, là-bas, de l’autre côté de la haie. Petit malin… La jeune fille avait d’abord hésité : devait-elle donner l’alarme ? Une leçon de savoir-vivre ? Le dénoncer aux parents, avec au bout la perspective d’une belle raclée ? Paul ne bougeait pas d’un pouce, les doigts crispés sur le rebord de la fenêtre… Feignant d’ignorer l’importun, Hana s’était penchée vers les lampadaires de la rue et avait regardé longuement les nuages orangés qui s’évanouissaient au-delà des toitures. Quand elle se redressa, Paul l’épiait toujours. Il savait pourtant qu’elle l’avait vu. Forcément… Alors Hana cessa de réfléchir et, d’un geste tranquille, ôta son tee-shirt.
Elle ne portait rien dessous, que ses odeurs. Libérées par la brise, Paul les huma toutes. Dès lors, elle serait son obsession : car Hana partit se coucher ce soir-là sans fermer le rideau. Elle le fit ce soir-là, les autres soirs aussi.
Leur petit jeu dura une saison où ils s’adonnèrent en secret à leur rituel, lui se cramponnant d’une main au rebord de la fenêtre en priant pour que sa mère ne débarque pas à l’improviste dans la salle de bains, elle se contentant d’offrir sa nudité à son désir forcené. Cinq mois à se toucher de loin, cinq mois à s’imaginer, c’était beaucoup et peu à la fois.
Beaucoup parce que Hana dormait nue.
Et peu, car la haie poussa…
Les moutons du champ voisin déguerpirent quand le Boeing parti trois heures plus tôt de Sydney vira en bout de piste. Un steward annonça une température au sol de vingt-trois degrés sur l’aéroport d’Auckland, Nouvelle-Zélande.
Osborne referma le roman qu’il ne lisait pas, l’esprit engourdi par le vin californien servi durant le vol. Après dix mois d’exil, il rentrait chez lui. Le sentiment était encore neutre. Sur les sièges voisins, les Blancs piaffaient d’impatience. Les Polynésiens, eux, faisaient la gueule. Osborne récupéra sa mallette dans le compartiment à bagages et, sans plus penser à qui que ce soit, traversa les différents postes de douane.
« City of sails », affichait la propagande touristique. Il quitta la zone de débarquement et repéra tout de suite le flic en civil sur le parking de l’aéroport. Sans doute avait-il vu sa tête quelque part puisque le rouquin se dirigea aussitôt vers lui.
— Bienvenue au pays !
Tom Culhane était un pakeha à la peau irlandaise dont les cheveux non peignés lui donnaient l’air d’une carotte mal pelée. Il devait avoir la quarantaine et, à en croire les commissures de ses yeux, pas mal de soucis…
— Sergent Culhane, dit-il avec une vigoureuse poignée de main. Je suis votre futur équipier. Mais vous pouvez m’appeler Tom… Vous avez fait bon voyage ?
Le sergent Culhane souriait poliment. Son nœud de cravate était de travers et il ne portait pas d’arme. Cachant son ébriété sous ses lunettes tordues, Osborne respira l’air ambiant, mélange de pollen et de kérosène.
— On m’a dit que vos bagages étaient transférés à l’hôtel, enchaîna Culhane. Vous avez ce qu’il vous faut, on peut y aller ?
Osborne souleva sa mallette pour signifier qu’il était paré. Culhane se racla la gorge.
— Dans ce cas, je vous propose d’aller directement au central, dit-il en l’invitant à le suivre. Le capitaine Timu m’a chargé de vous présenter nos services et de vous aider à prendre contact…
Pas de réaction. Ils firent quelques pas vers la voiture.
— Ça fait combien de temps que vous êtes parti ? Un an, c’est ça ? Vous savez que nous avons un nouveau commissariat central, non ?
Non.
La tête d’un chien apparut à l’arrière de la Ford, un labrador à poil beige dont la queue balayait furieusement la banquette. Osborne passa la main par la vitre ouverte : l’animal se précipita aussitôt pour lui lécher les doigts.
— Ah ! Oui ! s’enroua Culhane. J’ai profité de la balade pour amener mon chien : il est encore jeune, il a du mal à rester seul à la maison… Vous n’avez rien contre les chiens, j’espère ? Allez, couché Tobby ! Couché !
Osborne attrapa la truffe qui dépassait de la vitre et laissa mourir un sourire sur ses lèvres.
— Tobby, hein ?
Le labrador s’était tu. Ne sachant trop sur quel pied danser, Culhane prit le volant et quitta le parking de l’aéroport : quoi, Tobby ?
Dans son costume triste, l’autre ne bronchait pas. Tom se tenait sur la défensive. Ce n’était pas seulement une question de grade : Osborne avait une allure faussement tranquille qui ne lui disait rien, son haleine puait l’alcool et il n’avait toujours pas vu ses yeux.
Ils roulèrent un moment. Pris entre les rades de Waitemata et Manukau, Auckland se profilait. Des maisons blanches, des roses, au loin les buildings bleus de la City, partout ailleurs, la mer…
— Alors, l’Australie ?
Le visage tourné vers la vitre, Osborne humait les embruns du Pacifique, en vain — sinus bouchés.
— J’avais des billets pour les Jeux de Sydney mais Rosemary est tombée malade à ce moment-là. Rosemary, c’est ma femme, précisa Tom. Dommage, c’était l’occasion de voyager… Remarquez, elle s’en fiche un peu du sport. Moi c’est pareil : avant je suivais tout, surtout le rugby, et puis avec l’âge on est moins passionné, on s’intéresse à autre chose. À part les Blacks bien sûr…