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Le temps passa, à peine perturbé par les piaillements des oiseaux. Enfin, le souffle redevenu régulier, Hana partit se baigner, nue. Paul la regarda affronter les rouleaux, traversé d’émotions inconnues. Les flots bouillonnaient autour d’elle, amazone dans le crépuscule ; l’instant était magique, rien ne pouvait l’abîmer…

La jeune Maorie revint bientôt, ruisselante. Des gouttes perlaient de sa toison brune. Elle ne disait rien mais son regard avait changé. Hana enfila sa robe sans même se sécher, puis se mit à parler très vite : elle lui dit qu’elle non plus n’avait pas remis les pieds à Red Hill, pas depuis que les gars du quartier l’avaient attrapée un soir et jetée dans une cave où ils lui avaient fait son affaire. Elle ajouta qu’elle n’avait pas dit un mot, pas un, ni pendant ni après, qu’à l’époque une des sœurs Douglas sortait avec le chef de la meute, le lendemain à l’arrêt de bus ils avaient raconté qu’elle avait aimé ça, qu’aujourd’hui il était le seul type du quartier à ne pas l’avoir baisée, que maintenant c’était fait, et qu’elle aussi se fichait de ce qui arriverait.

Paul la regardait, abasourdi. Hana ramassa ses chaussures qui traînaient sur le sable.

— Je pars demain pour l’Europe, conclut-elle d’une voix blanche. Adieu.

Hana avait disparu, entre chien et loup, abandonnant une violente odeur de peau dans son sillage…

Flic.

Il était entré en justice comme on entre parfois en politique : par aversion…

Une lumière crépusculaire scalpait les buildings de la City. En équilibre sur le rebord de la fenêtre, Osborne fumait un mélange détonant. Son arme, un .38 Special, reposait sur la tablette voisine. Une solution radicale. Fitzgerald avait dû penser la même chose avant de se faire sauter la cervelle.

Les hypothèses les plus tragiques lui traversaient la tête. À force de pourchasser ses fantômes, il devenait comme lui : obsédé, paranoïaque, violent, désespéré. Le spectre d’Hana crevait dans les bulles d’atomes et ce n’était pas les copies d’elle qui escortaient ses nuits qui allaient l’aider à reprendre pied…

Globule, en poste devant le frigo, risqua un miaulement. La chatte avait fini par s’imposer, au hasard des portes ouvertes et des courants d’air, et il avait la flemme de la mettre dehors.

— Fous le camp, je t’ai dit.

Mais, au regard éberlué que Globule lui renvoya, il était clair qu’elle n’y comprenait rien.

La brise du soir emportait les rideaux, pas le désespoir. Sourd aux caresses que l’animal réclamait à grandes bourrades, Osborne descendit de son perchoir et ouvrit la mallette. Il en extirpa quelques pilules et une poignée de cartouches, qu’il fit rouler sur la tablette.

À ses pieds, Globule le regardait comme s’il venait d’inventer un jeu. Elle approcha timidement le museau et commença à renifler les cartouches.

— Complètement à côté de la plaque, ma pauvre fille…

Le rapport d’Amelia Prescott traînait sur le lit, Osborne n’y pensait plus. Dans le couloir, les clients de l’hôtel descendaient boire un verre. Il saisit le revolver, plus moche que fascinant, logea une balle dans le barillet et attendit, dans les vapes, un coup de pouce du destin. Une simple pression sur la détente. La Grande Sérénité. Mais rien ne venait. Il avait l’esprit embué, parasité, pris dans un brouillard opaque qui le laissait sans perspectives. Hana avait disparu. Witkaire avait disparu. Le monde était peuplé de disparus…

De guerre lasse, il se pencha vers le petit frigo de la chambre ; hormis un fond de gin (il n’aimait pas le gin), le minibar était vide. Tout foutait le camp.

Osborne aspirait les résidus de la mignonnette quand le téléphone sonna sur la table de nuit. Plusieurs fois. Il décrocha enfin de son nuage noir, de la cendre plein la bouche.

— Allô, Paul ? C’est Tom !

— …

— Dis, je t’appelle, j’ai tes renseignements.

— …

— Au sujet de Bastion Point.

— Ah…

— Mais dis-moi, heu… (Culhane hésitait.) Tu fais quelque chose ce soir ? Je veux dire, tu es libre ?

Libre ?

— Ce soir ? Pff…

Osborne souffla de dépit mais Tom était d’un naturel désarmant.

— Eh bien, viens à la maison, dit-il, c’est l’occasion. On sera plus tranquilles pour parler, et puis c’est vrai, depuis ton arrivée, on n’a même pas pensé à t’inviter. Rosemary a préparé un poulet au citron : si tu veux te joindre à nous…

Osborne regardait le mur de la chambre comme si la tapisserie était en train de se décoller : une invitation. Manquait plus que ça.

Grimpée sur la tablette, Globule faisait rouler les cartouches, du bout des pattes. Une, puis deux balles tombèrent sur la moquette…

*

La Chevrolet grimpa Mountain Road, dépassa l’université à l’architecture vaguement hispanisante et bifurqua au niveau de Rockwood Place, quartier résidentiel proche du centre-ville. Osborne écrasa sa cigarette à la cocaïne et, flottant sur un nuage chimique, marcha jusqu’au portail de bois blanc.

Tom habitait une maison de bois au jardin fleuri, fierté de sa femme, propriété achetée avec l’argent de leurs parents respectifs qui, quoi que déplorant cette histoire de mutation sur l’île du Nord, avaient débloqué des fonds pour les aider à s’installer. Apprêtée dans une robe à fleurs, un peu gironde, fardée mais voulant bien faire, Rosemary Culhane attendait dans l’allée.

Tom lui avait dit qu’Osborne était « bel homme », quoiqu’un peu bizarre : elle le trouva de fait impressionnant avec ses gestes et ses yeux de fauve, mais l’espèce de sourire qu’il lui adressa en guise de bonsoir brouilla ses données.

— Rosemary, fit Tom en le présentant, voilà Paul Osborne.

Super.

Ils échangèrent une poignée de main et quelques mots de bienvenue. Trop complexée pour être jolie, Rosemary se réfugia derrière sa frange. Elle avait pourtant du style, de belles épaules, seulement quelque chose l’avait coincée dans un angle, elle se terrait dans son corps comme une bête apeurée…

Tom ouvrit la bouteille de chardonnay qui prenait le frais dans un seau à glace — pas si mal, prédisait-il. À deux pas de là, Rosemary restait comme pétrifiée sur son carré de pelouse : leur invité la dévisageait comme s’il devinait tout d’elle. La situation était extrêmement gênante — on ne regarde pas les gens comme ça ! La confusion la faisait rougir. Rosemary n’avait pas connu beaucoup d’hommes, encore moins de ce genre-là : elle se sentait déshabillée.

Tobby apparut à cet instant précis, bien décidé à sauter sur le premier venu — en l’occurrence Osborne. De fait, le labrador se jeta littéralement sur lui.

— Oh ! Tobby !

Rosemary voulut s’interposer mais Osborne l’avait déjà pris dans ses bras : d’une manœuvre parfaitement inattendue, il souleva l’animal et l’envoya valdinguer au milieu de la pelouse. Tobby fit une roulade dans l’herbe tendre avant de retrouver ses appuis.

Rosemary le regarda avec des yeux ronds.

— Il glisse bien, estima Osborne.