Le cercle s’était resserré autour de la piste — on applaudissait la Fée D’argent qui, d’un coup de baguette magique, venait de terrasser Goliath. Ann saisit alors un énorme godemiché qu’elle fixa à sa taille et, encore haletante, se pencha vers sa victime. À coups de pied, elle lui signifia de se mettre à quatre pattes, puis ajusta son terrible engin, qu’elle enfouit lentement dans l’anus. Le gros homme serrait les dents tandis qu’elle lui dilatait les sphincters. Trop large, trop long, le sexe virtuel semblait capable de tuer. Ann l’enfonça cependant profondément, puis, sadique ou vengeresse, s’échina à le perforer. C’était maintenant un Peter Pan disloqué qui avançait à quatre pattes, poussé par le phallus.
Il quitta le cercle, battu plus que vaincu.
Osborne n’entendait plus rien, il saisissait à peine le mouvement de leurs lèvres. Son esprit tournoya dans le kaléidoscope du lustre tandis qu’il quittait le salon. La nausée l’accompagna jusqu’au comptoir.
La réalité était partie au diable et il n’avait aucune envie de la rattraper.
Il se tourna une dernière fois vers la piste de terre glaise : Ann avait chuté à son tour. La jupette retroussée sur ses reins, un phallus bien vivant lui fouillait les intestins…
La Croix du Sud s’était plantée dans le ciel quand ils sortirent du club. L’effet du « tonnerre » se dissipait lentement : restaient des images contrastées et une forte envie de vomir. Ann souriait à l’ombre des lampadaires, les yeux mi-clos, imperturbable quoique raide. Il la revoyait sur la piste, belle et cruelle dans son habit de fée…
— Tu es une drôle de fille, dit-il.
— Bah… Faut bien s’amuser.
Entre elle et Hana, un abîme où il continuait de sombrer…
— Il y a la party chez Julian, dit-elle. Tu viens ?
Osborne haussa les épaules, en signe d’acquiescement — vu leur état, ils n’iraient pas loin. Marcher jusqu’au coupé leur prit déjà un certain temps.
— Tu peux conduire ? il demanda.
— Non. Et toi ?
— Non plus.
Ann mit le contact en riant. Puis elle alluma une cigarette et, augmentant le volume, fit demi-tour dans la rue déserte avant de prendre la direction de Ponsonby.
Le cri électrique d’une guitare, l’horloge qui affichait trois heures et demie du matin, la tête renversée sur le siège du coupé, le nez dans les étoiles, Osborne n’était plus seul, il était mille. Ils roulaient, sublimés par la brise des avenues : les arbres chaviraient çà et là, des lumières glissaient sur le capot, chacun sur les rails d’un train lancé sans chauffeur. Au bout de la course, le silence.
Ponsonby Road. La voiture passa les grilles ouvertes et pila devant une grande bâtisse éclairée. Ils se remettaient doucement, complices de pas grand-chose, de peu importe : l’air du soir leur avait donné un coup de fouet.
— C’est ici, dit-elle.
Une musique trip-hop-jungle s’échappait des fenêtres ouvertes, il y avait aussi des cris depuis la maison. Ann ouvrit le vide-poches, trouva des buvards d’acide. Ils s’embrassèrent une dernière fois avant d’avaler le stupéfiant.
— On y va ?
La jeune métisse rattacha ses cheveux dans le rétroviseur avec une dextérité étonnante compte tenu de leur état mais, une fois sur le gravier, Osborne constata qu’elle titubait dangereusement. Il la soutint jusqu’aux marches.
— Ça va aller ?
— Ouais… T’en fais pas.
Ann avait l’air presque sereine…
Des gens gravitaient autour de la propriété, étendus sur l’herbe du jardin, partageant un joint ou quelques blagues sous la lune.
— Tu devrais soigner tes fréquentations, dit-il en la déposant sur le perron.
— Détrompe-toi, j’en ai d’excellentes…
L’espace d’une seconde il lui sembla qu’ils étaient à jeun, l’esprit clair, mais elle se mit à rire nerveusement et il laissa tomber.
La maison était gigantesque — au moins une dizaine de pièces et des plafonds si hauts qu’on aurait pu s’y pendre. Ann trouva vite une place sur un canapé, où il l’abandonna en compagnie d’ivrognes de son genre. Une foule humide buvait dans les différentes pièces, écroulée sur des sofas années soixante-dix, debout ou adossée aux murs. Stratèges du frigo, un groupe de chevelus dégoupillait des bières sans s’épancher sur la mousse qui coulait de leurs ricanements. La musique faisait frémir le plancher, les tables étaient jonchées de bouteilles, des types gesticulaient au milieu de la piste improvisée du salon sous un nuage de fumée épaisse : petits Blancs en cravate ou tee-shirt noir déchiré, quelques Européens égarés au bout du monde, on trouvait un peu de tout. Osborne attrapa un joint et partit en direction du jardin.
Le dénommé Julian était une brute joviale qui fumait de l’herbe au bord de la piscine en compagnie de deux Maoris aux visages peu amènes : tête minuscule sur un corps musculeux, l’un d’eux ressemblait à s’y méprendre au portier du club…
Ce fut à peu près sa dernière vision.
Après, le trou noir : MDMA, alcool, datura, acide, tout lui explosa au cerveau. Un vide total où, privé de conscience, il se délecterait bientôt de sublimes approximations éthyliques.
Osborne roulait mais l’écran de ses yeux était poisseux.
Une avenue défilait derrière le pare-brise : il voyait les lumières comme des strass et quelque chose s’était réveillé dans son corps, comme s’il sortait d’un mauvais rêve. Il regarda autour de lui et constata qu’il tenait un volant. Il avançait dans la nuit sans savoir ce qu’il faisait là, à suivre cette rue vide. Des phosphorescences d’insectes traversaient les phares. Il voulut ralentir mais il s’était déjà arrêté.
La circulation était réduite à l’écoulement du sang dans ses veines. Osborne leva la tête, égaré, n’entendant plus que le sanglot rauque de ses poumons. Le lampadaire était cassé, le suivant éclairait une portion de bitume. Un décor surréaliste où l’envers s’écroulait sur l’endroit, rebondissait sous l’impact avant de repartir se jeter à toute vitesse contre les murs. Des sueurs froides coulaient sur ses tempes, sa veste et sa chemise en étaient imprégnées. Le siège aussi collait. Il avait dû perdre des litres et des litres… Osborne ouvrit la portière et s’écroula sur l’asphalte. C’était dur et froid. Quand il dressa la tête, un filet tiède gouttait de son front.
Il lapa ses lèvres sanguinolentes, n’y trouva le goût de rien. Il chercha à se relever mais il ne tenait pas debout. Il tenta pourtant une série de pas et, butant sur quelque objet invisible, embrassa de nouveau le bitume. La lune avait chaviré tout entière.
Face contre terre il rampa sans reconnaître ses mains, n’y pensa plus car il ne pensait pas, et dans un défi absurde réussit à grimper sur ses jambes.
Le corps comme du papier, de la glace au bout des doigts, il semblait avancer à reculons. Les maisons se découpaient dans le noir, les façades s’écroulaient à mesure qu’il s’en approchait : il était devenu un produit chimique, il était devenu noa, rien que de très ordinaire.
Osborne continua à rebondir contre les poteaux ou les voitures stationnées sur son chemin, puis finit par s’adosser contre une porte métallique. La lune chevauchait des nuages noirs, le vent balayait la rue, ses yeux roulaient dans la pénombre, lui n’était plus que la peinture d’un tableau, une partie du décor où il s’était fondu : il erra, cherchant ses pas où il n’y en avait pas. Au bout de l’errance, il détruisit une barrière de bois mal arrimée au grillage qui délimitait un chantier.