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Le terrain vague s’étendait à perte d’équilibre : emporté par son élan, il bascula dans l’obscurité et sans un cri chuta lourdement. Sa tête cogna contre les gravats, expulsant un peu de sang sur sa chemise.

Le fossé était profond, un cloaque dont l’odeur lui tordait le cœur. Sueurs, glaires, déjections gastriques, Osborne respirait à grand-peine. Corps et âme confondus en une même peur, tâtonnant la terre d’une main tremblante, il chercha une prise qui lui permettrait d’échapper à la fosse et à cette épouvantable puanteur. Nulle trace du cosmos, perdues les étoiles, abattue la lune, inventé le ciel. Jeté nu dans le chaos, coincé par les parois du trou noir dont il constituait le fond, il croupissait, prisonnier grelottant dans la boue, avec à la bouche un goût de pierre. Ses membres le liaient à la roche : il devenait minéral. Son corps ne fonctionnait plus.

Un bloc de nuages passa sur le terrain vague. Osborne déblayait les cailloux autour de lui, frénétique, et brusquement stoppa : sa main venait de toucher quelque chose. Quelque chose de mou, de poisseux… Il écarquilla les yeux et, à la lueur blafarde de la lune, découvrit le visage terrifié d’une femme.

Il perdait la tête. Ou il l’avait déjà perdue. D’une manchette, il chassa le sang qui coulait sur ses yeux. Allongée sous lui, recouverte de gravats, le visage de la fille continuait de le regarder en hurlant.

Une nausée lui serra les amygdales quand il vit son crâne déchiqueté. Leurs visages se touchaient presque : il se redressa, effrayé. Le sang s’était répandu sur sa robe, il en avait plein la chemise… Une main invisible l’empoigna. Le sang était frais, presque tiède : le tueur était ici, quelque part entre les cabanons et les tas de sable. Il l’observait, en ce moment même. Osborne pouvait sentir le danger jusque dans les pores de sa peau.

Mû par une énergie diabolique, il se dépêtra du fossé, les yeux révulsés.

Le terrain vague.

Les cabanons.

La tranchée où le cadavre hurlait.

Le souffle du tueur sur sa nuque.

D’instinct, Osborne porta la main dans son dos et trouva son arme. Il roula sur lui-même et, sans cesser de patauger, visa les ténèbres. Il tira un coup au jugé.

La détonation perça le silence. Le paysage tourna à toute vitesse. Au milieu des flashes, il crut apercevoir une silhouette dans le noir, une forme qui s’enfuyait, puis plus rien. Le terrain vague, les baraquements, tout semblait désert.

Il n’y avait plus que le fossé, le fossé et tout ce sang sur ses vêtements…

2

La brise emportait les rideaux de la chambre. Osborne se réveilla, terrorisé. Un malheur était arrivé, il le sut avant même d’ouvrir les yeux. Recroquevillé contre la porte, les jambes tordues sur le parquet, tas de peau morte, il cligna plusieurs fois des paupières avant de reprendre contact avec la réalité.

Il vit alors la chambre et retint son souffle, comme on coule. Les rideaux étaient lacérés en fines lamelles rectilignes, verticales, avec une minutie diabolique.

Il n’y avait pas que les rideaux : le dessus-de-lit, la couverture, les draps, l’oreiller, tout était littéralement mis en pièces.

Il frémit, acculé à la porte qui le soutenait : combien d’heures avait-il fallu pour réaliser un tel carnage ? Et quel dément avait pu faire une chose pareille ? Qui sinon lui ? Osborne se leva d’un bond, moribond, les yeux rougis par l’horreur et tout ce qu’il avait mis dedans. Son repaire avait été découpé en morceaux, laminé, et ses vêtements étaient couverts de sang.

Un filet de bave avait coulé de sa bouche, formant une colonne sèche sur son menton. Des coups sourds lui remontaient dans la gorge. Il avait mal à la tête, à s’en arracher des pans de cervelle : il eut beau presser les mains contre son crâne, rien n’en sortait. Pas le moindre souvenir. Juste la vision d’un trou, un trou sans fond. Combien de temps avait duré l’amnésie ? Et d’où provenait tout ce sang ?

Osborne jeta sa veste sale sur le parquet, se rattrapa aux murs et, pris d’une violente nausée, fila vers les toilettes. Vomir lui arracha des larmes vieilles d’une nuit mais toujours aucun souvenir. C’est en apercevant les poils vermeils sur le rebord de la baignoire qu’il défaillit pour de bon : Globule gisait là, le corps tailladé en milliers de coupures. Des poignées de poils et de chairs sanguinolentes collés à l’émail, la chatte montrait encore les crocs, des petits crocs blancs qui dépassaient de sa gueule, atroces. On l’avait égorgée. Massacrée.

Osborne sortit de la salle de bains, les yeux fous. La bile avait brûlé son œsophage, des hoquets lui remontaient à la gorge ; serrant les dents pour ne pas crier, il contempla le désastre de la chambre, tous ces lambeaux qui pendaient, ne voulut pas comprendre, comprit pourtant qu’il était seul, seul avec son monde en charpie… Dans le temps suspendu, des oiseaux gazouillaient par la fenêtre. Les rideaux déchiquetés ballaient mollement sous la brise. Le bruit des voitures le ramena à l’ordinaire, au bon vieux goût du réel, mais il avait une boule dans la gorge. Il s’écrasa les sinus. Bon Dieu, qu’avait-il fait de sa nuit ?! Un dernier hoquet lui fit comme un trou dans le ventre. Alors il s’agenouilla et se mit à chercher nerveusement.

Le revolver traînait à terre, sous la tablette, mais il ne trouva ni lame de rasoir ni objet tranchant susceptible de causer un tel carnage.

Des larmes froides coulaient sur ses joues quand il fit basculer le barillet : une balle manquait.

*

New Lynn, quartier est de la ville. Une ambulance et plusieurs voitures de police stationnaient, feux clignotants, devant le site. Refoulés derrière les barrières métalliques, une douzaine de journalistes guettaient la sortie des enquêteurs dans l’espoir d’une première interview.

Debout au milieu des détritus, les mains dans les poches de son pantalon de lin, le capitaine Timu évaluait le cadavre. C’est un riverain qui l’avait trouvé un peu plus tôt, gisant à l’ombre de l’entrepôt — une scierie désaffectée qui attendait d’être démolie avant la construction d’une résidence. Lancée sur la fréquence de la police, la nouvelle relayée par les médias avait déjà fait le tour de la ville.

Le Maori renifla — la climatisation de son bureau lui flanquait des rhumes chroniques. Spectacle franchement répugnant que ce corps disloqué parmi les détritus… À ses côtés, le lieutenant Gallaher s’entretenait avec le légiste. Comme eux, Moorie était tendu ; le visage de la victime faisait vraiment peine à voir. Le coroner en chef débitait ses phrases avec lenteur : d’après les premiers constats, le crime avait eu lieu dans la nuit, vers cinq heures du matin. Les causes de la mort ne faisaient pas mystère : le crâne était fracassé.

— Pour démolir une tête comme ça, il faut cogner fort et avec un objet lourd. Type barre de fer, précisa le légiste au milieu des policiers qui s’affairaient. Mais la victime n’a pas été tuée ici : il y aurait des traces de sang sur les cailloux, la terre… Regardez, il n’y a qu’une petite flaque sous sa tête. Le sang commençait à coaguler quand on l’a déposée là…

Timu opina. Sa vessie lui tirait des larmes mais il mit ça sur le compte du vent matinal. Gallaher mâchait son chewing-gum au goût éventé depuis mille ans tandis que ses hommes relevaient les indices — avec le sol argileux, on ne désespérait pas de trouver des traces…