— La télé vient d’arriver, lança un agent en uniforme.
Timu garda le silence. On avait bouclé le site mais, avec le car de la télévision et les caméras qui déjà s’apprêtaient à tourner, les badauds affluaient comme des squales après un bain de sang.
— Je vais prendre la déposition du type qui a trouvé le macchabée, fit Gallaher.
Son cou de buffle incliné vers le sol, le Maori gambergeait. Il songeait à Mark, à la maladie, à tout ce qui l’avait amené là…
— Oui, dit-il, oui : allez-y…
Immobile au milieu des planches et des bouts de ferraille, Timu indiqua qu’on pouvait emporter le corps. Près de là, Moorie frottait son duvet de barbe. Les deux hommes échangèrent un regard entendu : à lui de jouer maintenant… Le Maori soupira — il allait affronter les journalistes. Laissant les spécialistes relever d’hypothétiques empreintes, il remonta sa ceinture sur son quintal et se dirigea vers la petite foule agglutinée derrière les barrières métalliques.
Les caméras étaient prêtes, les micros ouverts. On manqua de se bousculer à son approche mais le chef de la police rétablit le calme avec autorité. Son visage dans le moniteur était grave, le ton ferme : un meurtre particulièrement barbare venait d’être commis, les enquêteurs travaillaient actuellement à établir les circonstances du drame, l’identité de la victime n’était pas encore révélée mais une conférence de presse serait donnée dès demain. La police ferait tout pour retrouver et châtier le ou les auteurs de cette atrocité. Il promettait les grands moyens. C’était fini les zones de non-droit, l’insécurité, les agressions commises en toute impunité : la ville allait être nettoyée, vidée de ses rebuts. Cette fois-ci, la guerre aux criminels était déclarée.
— Qu’est-ce qui se passe, Osborne ?
Fitzgerald l’avait convoqué dans le capharnaüm qui lui servait de bureau. C’était plutôt rare : d’ordinaire les deux hommes se croisaient dans les couloirs du commissariat ou alors sur le terrain, quand des affaires tordues nécessitaient son intervention.
Paul avait mis trois ans pour obtenir un premier diplôme d’État et deux de plus pour intégrer le Département criminel de Fitzgerald. Ils s’étaient plu tout de suite : même désintérêt pour les choses matérielles, même radicalité d’opinion, même tristesse. Avec le temps, Paul était devenu le lieutenant Osborne, un élément prometteur comme on disait ; mais les promesses, Fitzgerald n’y croyait pas. De fait, Paul n’était pas devenu flic pour les beaux yeux du Maori : avec l’acharnement du peuplier sur le bord de la route, il avait fini par retrouver les violeurs d’Hana. Ils étaient six. Sa patience était à la hauteur de son aversion ; il ne les lâcherait plus.
— De quoi voulez-vous parler ? répondit-il d’un ton badin au Maori qui le dévisageait.
— Te fous pas de ma gueule : on vient de retrouver un gars à moitié mort du côté de Takapuna. Bo Dooley, tu connais ? siffla Fitzgerald en lui balançant une photo à la figure.
Son style.
Paul jeta à peine un coup d’œil au polaroïd — c’est vrai que l’ancien chef de la bande était salement amoché… Il se contenta d’une moue dubitative. Malgré l’amitié qu’il lui portait, cette histoire ne le regardait pas.
De l’autre côté du bureau, Fitzgerald ne décolérait pas.
— C’est le cinquième type qu’on retrouve dans cet état en l’espace d’un an, et le cinquième qui ne porte pas plainte, insinua-t-il. Andy Moore, Joe Tuala, Derek Flemming, Peter Bishop, tu ne connais pas non plus ? Non ? Bizarre, parce qu’un de mes indicateurs m’a dit que c’était toi qui les avais tabassés.
— Ah ouais ?
— Ouais. Alors, qu’est-ce que tu as à dire ?
— Votre indicateur a trop d’imagination.
— Impossible : c’est un abruti que je tiens par les couilles. Pas le genre à prendre le risque de me raconter des bourres.
Paul ne cillait pas. Fitzgerald savait qu’il mentait. L’amitié n’avait rien à voir là-dedans. Comme son protégé continuait de se taire adroitement, il se pencha vers sa chaise et de son air mauvais lui dit :
— Je préfère te prévenir, Paul : si tu rackettes des malfrats dans le but de te remplir les poches, tu auras affaire à moi. Personnellement, il précisa.
Comme d’habitude, le Maori avait tout compris. Mais Paul ne pouvait rien lui avouer. Il ne restait plus qu’un nom sur sa liste noire : Jim Faloon, une petite frappe tombée deux ans plus tôt pour vol avec récidive et qui purgeait sa peine au pénitencier du district. Il en sortirait l’année prochaine. En attendant, les cinq autres avaient payé un peu de leur dette envers Hana ; au total, Paul avait récupéré cent quatre-vingt-quinze mille dollars NZ. Un petit pactole auquel ne manquait plus que la contribution de Faloon… Les années étaient passées, et, si Hana n’était toujours pas rentrée d’Europe, elle finirait bien par revenir : c’était son seul espoir de rédemption…
— Vous en faites pas, capitaine, avait répondu Paul. Je me fous complètement de l’argent…
Fitzgerald grognait dans son coin de bureau. Malgré les émeraudes que crachaient ses yeux, la réponse sembla le satisfaire.
— Fais gaffe à toi, dit-il pour clore l’entrevue. On a tous des comptes à régler mais je ne veux pas de mains sales dans mon service. Si tu essaies de me doubler, si tu fais des trucs dans mon dos pour le compte de je ne sais quelle huile locale, je te jure que je te vide mon chargeur dans la gueule.
Paul avait rigolé — il avait l’air sérieux.
Drôle de type. À la fois dur et attachant. Fitzgerald ne se livrait à personne mais Osborne l’aimait bien : dans le grand foutoir de ses trente ans, c’est lui qui l’avait formé, soutenu. Ils auraient même pu devenir de vrais amis s’ils l’avaient souhaité mais ils étaient tous les deux décemment trop seuls pour jouer aux camarades. C’est sans doute ce qui les liait. Leur solitude et leur secret.
Avec le recul, sa mort paraissait inéluctable mais, à l’époque, Fitzgerald semblait indestructible…
— Ça va ? Vous avez l’air tout pâle…
Sur le tabouret voisin, un type en costard regardait Osborne comme s’il sortait de terre. Un avocat de la City sans doute.
— Fous-moi la paix.
Le type haussa les épaules et se réfugia dans son cappuccino. Le bar de l’hôtel se remplissait lentement. Ayant tout vomi, Osborne avala quelques cachets de codéine dans un verre d’eau. L’air de la rue lui parvenait par les baies ouvertes mais ça n’allait pas mieux. Il pensait aux rideaux déchiquetés de la chambre, à la mare de sang où il avait passé la nuit, à la poignée de cheveux noirs englués à ses vêtements, à la baignoire, au cadavre dépecé de Globule qu’il avait jeté avec le reste dans le sac-poubelle… Il y avait aussi cette boîte où il avait rencontré Ann, le datura fumé dans sa voiture de sport, le parc, le club échangiste, ses costumes grotesques et les mœurs très troisième millénaire qu’on y pratiquait. À partir de là, tout devenait flou. Il y avait les avenues où ils roulaient, la vision déformée des buildings, le visage d’Ann qui souriait, défoncée, la party dans une maison avec piscine du côté de Ponsonby, puis un gouffre où il avait plongé tête la première.