Ce matin, il ne restait qu’une angoisse sourde au creux du ventre et la certitude qu’il s’était passé quelque chose — quelque chose d’atroce…
La Chevrolet était là, de l’autre côté de la rue, garée en vrac près de l’arrêt de bus de Shortland Street, un PV sur le pare-brise. Il l’avait donc prise cette nuit. Avec son revolver. Aucun souvenir.
Osborne but trois cafés coup sur coup et fuma une première cigarette en priant pour que la terre explose, comme ça, sans prévenir.
Tom Culhane buvait l’eau chaude qu’on qualifiait de café, les yeux perdus sur l’océan qu’on apercevait depuis la fenêtre du bureau. Il repensait au barbecue de la veille, à lui qui s’était assoupi (avaient-ils bu à ce point ?!), à Rosemary qu’il avait retrouvée plus tard sur le lit de la chambre, en pleurs.
Décontenancé (il avait l’impression d’avoir passé une bonne soirée avant son coup de pompe), craignant une de ses brutales sautes d’humeur, Tom avait cherché à savoir ce qui la rendait si triste, mais sa femme n’avait rien voulu répondre ; les mots tendres n’y faisaient rien. Rosemary avait ravalé ses sanglots, puis éteint la lumière, avant de se presser contre lui. Incrédule, Tom l’avait laissée guider sa main sous sa robe. Il était bouleversé mais il n’en avait rien montré : eux qui n’avaient pas fait l’amour depuis des semaines l’avaient fait alors, en silence, éperdument.
Tom ne s’était pas lavé ce matin et c’était comme si le cul de Rosemary se frottait encore contre son ventre. Il en avait gardé l’odeur, une odeur forte, mélange de lui et d’elle, comme aux premiers jours, un parfum qui depuis ne le quittait plus…
Osborne arriva vers midi, la mine défaite. C’est à peine s’il dit bonjour. Les yeux rouges de vaisseaux éclatés, il se posa comme un oiseau malade sur son siège pivotant et alluma une cigarette à l’odeur médicamenteuse. Les fenêtres du bureau étaient ouvertes, pourtant il crevait de chaud. Tom trouva qu’il avait vraiment une sale gueule ; sur le coup, le dîner de la veille lui sembla bien lointain…
— Excuse-moi pour hier soir, dit-il. J’ai dû m’assoupir… Je ne comprends pas. Trop de travail sans doute.
Osborne lui renvoya un regard noir.
— Laisse tomber.
Il sortait à peine d’un cauchemar et les heures qui suivaient semblaient tout aussi menaçantes. Culhane l’enfonça un peu plus :
— Tu sais qu’on a retrouvé un cadavre du côté de New Lynn ? dit-il. Une fille. Morte…
Osborne se massait les tempes, l’œil vague sur celles du Pacifique.
— Ce matin, précisa le rouquin, près d’un entrepôt désaffecté. Un homicide… Le cadavre vient d’être identifié. (Tom jeta un cliché sur la table encombrée du bureau.) Ann Brook, dit-il. Une fille de vingt-cinq ans.
Elle.
Morte.
Les yeux rivés sur la photo, Osborne ravala une boue de larmes. Ann. Ann Brook… La tête éclatée au milieu de détritus.
La voix du sergent n’était plus qu’un écho sinistre. Ann était là, en papier glacé, à jamais figée, son beau visage défiguré par la mort qui l’avait frappée. L’adrénaline grimpa le long de ses jambes, des bribes de souvenirs passaient dans son crâne, des comètes…
— Ah ouais, dit-il en repoussant la photo.
Culhane le regardait de travers.
— Pour le moment on n’a pas grand-chose mais tout le service est sur le coup, dit-il. Le capitaine vient d’arriver. Il a l’air furieux. Gallaher est parti interroger les parents de la victime. L’affaire fait déjà du grabuge : on ne parle que de ça à la radio. Une équipe de télé s’est même déplacée ce matin sur les lieux du crime…
Un courant d’air chassa la photo d’Ann sur le bureau. À ses côtés, Osborne flottait dans l’éther. Tom stoppa son monologue — il le trouvait d’une blancheur alarmante.
— Dis, tu es sûr que ça va ? Tu es tout pâle…
Il releva la tête.
— Tu me lâches un peu ?
— Amelia ?
— Oui !
— C’est Paul. Paul Osborne.
— Je vous avais reconnu.
— Je peux vous parler ?
— Comment ça ?
— Vous êtes seule ?
— Pour le moment, oui. Je suis au labo. Vous avez reçu mon enveloppe ?
— Oui. Du bon travail.
— Merci. Dites donc, vous avez une drôle de voix : qu’est-ce qui se passe ?
— Vous avez des nouvelles de l’autopsie de Griffith ?
— C’est le coroner Moorie qui s’en est chargé.
— Vous n’avez pas participé aux analyses ?
— Non. Mais bon, j’ai l’habitude, ce n’est pas la première fois qu’on m’éjecte.
— Vous n’avez donc pas lu le rapport ?
— Non. Je sais simplement qu’il a été transmis au lieutenant Gallaher, selon la procédure.
— Il doit y avoir une copie.
— S’il y en a une, elle est dans le bureau du coroner. Ne comptez pas sur moi pour vous la procurer : j’ai fait déjà assez de folies comme ça.
— Dommage.
— Pourquoi, vous pensez à quoi ?
— Au poison. On peut voir la fille ?
— Johann Griffith ? Son corps est parti ce matin pour le crématorium.
— Déjà ?
— Vous oubliez son état de décomposition…
Ça voulait dire aussi qu’il n’y aurait pas d’autres analyses. Il y eut un bref silence au téléphone.
— On peut se voir ?
— Se voir ? Eh bien… oui. Quand ?
Le cœur d’Amelia battait plus vite.
— Dans une heure, c’est possible ? dit-il. Sur la plage de Devonport, au niveau des baraques à frites : c’est à peine à cinq minutes de l’institut.
— J’y serai.
Elle irait n’importe où.
Auckland clapotait de l’autre côté de la baie. Planté dans le sable tiède, Osborne fumait une de ses cigarettes chimiques, à l’écart du petit groupe de vacanciers qui s’était formé devant l’escalier. La brise balayait la plage de Devonport, ramenait les odeurs de friture depuis la cabane un peu plus loin… Il pensait à Ann, à ce qu’ils avaient vécu, au fossé qui l’avait engloutie…
— Ça va ?
Amelia Prescott portait un pantalon serré et un chemisier qui cintrait sa taille de guêpe. Osborne ne l’avait pas entendue venir ; à croire qu’elle volait sur le dos du sable…
— Vous devriez dormir un peu plus, dit-elle en voyant sa tête. Je ne sais pas d’où vous sortez mais vous faites dix ans de plus.
— Toujours ça de gagné, répondit-il.
Le sourire d’Amelia était si léger qu’il partit dans la brise.
— Vous vouliez me voir ? dit-elle en s’asseyant sur le sable.
— Oui. Toujours cette histoire de noyade… J’ai lu le résultat de vos analyses mais je n’arrive pas à recoller les morceaux.
— Quels morceaux ?
Amelia se tenait tout près de lui, comme pour s’abriter du vent.
— J’enquête au sujet d’un cambriolage commis chez Nick Melrose, dit-il, un homme d’affaires aux activités multiples. Melrose possède plusieurs entreprises, notamment Century, une boîte de travaux publics pour laquelle travaillait Johann Griffith, la noyée. Vous savez comme moi que Griffith a été empoisonnée : j’ignore comment le meurtrier s’est procuré une telle quantité de tutu mais il connaissait les habitudes et l’emploi du temps de la comptable. Le ou les meurtriers ont transporté le corps jusqu’à Karekare avant de le jeter au large. Je crois surtout qu’on l’a saignée pour attirer les squales.