— C’est pour me dire ce genre de chose que vous m’avez réincorporé dans le service ? rétorqua Osborne.
Timu pouffa sur son cigarillo et ses petits yeux se mirent à luire.
— Fitzgerald s’est suicidé sans livrer de rapport, dit-il. Nous avons évidemment mené une enquête mais ça n’a pas donné grand-chose. Si Kirk avait des secrets, ils se sont évanouis avec lui…
— Vous pensez à Zinzan Bee ?
— Peut-être. Là encore, nous avons peu d’informations. Bee est connu de nos services comme un ancien activiste maori mais on n’a plus de nouvelles de lui depuis des années… Je ne sais pas comment Bee s’est retrouvé dans les pattes de Fitzgerald, s’il était complice ou non de Kirk, ni même s’il a été abattu par votre ancien boss, comme celui-ci l’a prétendu lors de son dernier contact radio. On a retrouvé un charnier à Waikoukou Valley, tous victimes de Kirk, mais du corps de Zinzan Bee, nulle trace. Je vous charge de le retrouver.
Osborne opina. Dès lors, Timu fut bref : il logerait à l’hôtel en attendant qu’on lui trouve un logement de fonction, le sergent Culhane le seconderait, c’était un homme consciencieux qui le familiariserait avec les nouveaux services, ils partageraient un bureau au deuxième et travailleraient sous les ordres du lieutenant Gallaher, le nouveau chef du Département criminel.
— Vous avez une requête ? conclut-il.
Osborne fit signe que non, puis se ravisa.
— D’après vous, pourquoi Fitzgerald s’est suicidé ?
— Ses méthodes étaient directement mises en cause, répondit le Maori. Et vous savez comme moi que Fitzgerald n’aurait pas supporté une retraite anticipée.
Pour ça, on était d’accord.
Osborne errait dans le couloir du commissariat central quand une voix l’interpella. Engoncé dans son costume beige, le sergent Culhane lui faisait de grands signes devant le distributeur de sodas.
— Lieutenant ! Lieutenant ! Venez que je vous présente !
Osborne approcha du groupe qui s’était formé près de la machine, des hommes jeunes, très grands, pleins de biceps qui débordaient des manches de chemise. Culhane présenta Osborne comme « le nouvel officier qui rentrait d’Australie » mais tout le monde était déjà au courant. Il y avait Ronny et sa tête de quaker, Percy et sa mèche blonde, un certain James — les autres il avait déjà oublié leur prénom : des hommes de Gallaher qui lui serrèrent la main benoîtement, en guise de bienvenue.
— Ah ! s’esclaffa Tom. Et voilà Amelia Prescott, notre petit génie de la biologie !
Une blonde aux mèches rose bonbon apparut dans l’embrasure des carrures masculines.
— Bonjour !
Les hommes de Gallaher s’écartèrent tant elle était menue mais Amelia Prescott s’imposa avec des manières de chatte délicate : un mètre soixante-cinq à peine, les cheveux courts, un teint de fleur à la rosée et deux billes bleues qui le dévisageaient.
— Amelia vient d’arriver mais je l’ai déjà vue à l’œuvre à Christchurch, assura Culhane avec un paternalisme qui lui allait trop bien : une vraie championne ! Il paraît même qu’elle fait des heures sup à la maison !
La sportive du neurone prit un air charmant.
— N’écoutez pas le sergent Culhane : il croit ce qu’on lui dit.
La jeune femme serra la main d’Osborne sans cesser de le dévisager mais la retira vite, comme s’il brûlait.
— Amelia travaille à l’institut médico-légal de Devonport, renchérit Culhane. Pour le moment elle est une des assistantes du coroner mais on ne tardera pas à voir les rapports signés de sa main !
Les autres approuvaient mais ils ne l’écoutaient pas.
— Vous venez d’où ? demanda Osborne.
— Ah, vous avez reconnu mon accent ?
— Angleterre, non ?
— Du Sud. Brighton, précisa Amelia.
— Joli coin.
— Vous connaissez ?
— Non.
— Ah.
Ils se regardaient mais personne ne baissa les yeux.
Culhane fit diversion.
— Venez que je vous montre le reste du bâtiment, dit-il en entraînant Osborne.
Le bureau était clair, propre, avec tout ce qu’il fallait de nouvelles technologies pour oublier qu’on les avait relégués au fond du couloir, près du distributeur de sodas. D’après Culhane, on ne traitait ici que les affaires courantes : les autres étaient réservées à l’étage au-dessus — celui du capitaine Timu et de Gallaher.
— On se contentera des chiens écrasés ! ironisa le rouquin.
Comme on n’écrasait pas les chiens en Nouvelle-Zélande, Osborne alluma l’ordinateur. Personne ne savait ce qui était arrivé à Fitzgerald et les informations concernant la piste qu’il suivait étaient succinctes : du charnier de Waikoukou Valley, le lieu où Kirk rassemblait ses victimes, on avait retiré quatre corps. Ceux de Katy Larsen, colocataire d’une autre fille trouvée morte dix jours plus tôt, Kirsty Burell, prostituée (et, Osborne le savait, une de leurs meilleures indicatrices), et l’agent Wilson. Le quatrième corps, plus « ancien », était toujours en cours d’identification. De Zinzan Bee, nulle trace.
D’après le rapport, il y avait un trou de trente-six heures entre le dernier contact radio de Fitzgerald avec le central et son suicide : Jack avait pourchassé et abattu le tueur, mais après, que s’était-il passé ? Qu’avait-il vu ou appris pour, dans la foulée, se faire sauter la cervelle ?
Parmi les collaborateurs de Fitzgerald qui étaient morts lors de l’affaire, Osborne trouva John, son demi-frère, mais aussi le coroner McCleary…
Il se tourna vers Culhane, qui classait des papiers en sifflotant une chanson de Sinatra.
— Qui est le nouveau légiste en chef ?
— Moorie, répondit Tom.
Grant Moorie, ancien chef de labo. Un proche de Gallaher.
— Pourquoi ? relança-t-il.
Osborne ne répondit pas. Il pensait à Jack, à son vieil ami McCleary, aux rapports d’autopsie qu’il lui envoyait en privé…
Situé à l’angle de Shortland Street, en centre-ville, l’hôtel disposait de deux bars, l’un visiblement réservé aux abrutis (TV, jeux vidéo, néons publicitaires), l’autre en priorité aux filles ; elles papotaient par groupes de deux ou trois, faisaient bien des manières mais, britanniques avant tout, s’avinaient en cadence — du vin blanc local, lequel finalement valait bien le sauvignon du géant voisin. La musique était assez forte pour attirer le gogo, aussi vers cinq heures les avocats de la City venaient-ils s’y rafraîchir.
Sourd à leurs commentaires, Osborne buvait de la vodka polonaise en croquant des quartiers de citron. Le sergent Culhane l’avait déposé à l’hôtel ; Osborne avait profité de ce que les magasins de Queen Street étaient encore ouverts pour acheter un lot de costumes noirs qu’il avait déposés dans la chambre avec sa mallette, avant de descendre au bar de l’hôtel. Un œil sur les décolletés, il acheva son verre, puis paya les consommations et emporta une bouteille de rhum vieux à l’étage.
L’hôtel était à moitié vide, les touristes plutôt rares malgré l’été ; il trouva la femme de ménage devant une pile de linge, glissa des billets dans sa blouse avec pour consigne de ne pas toucher à sa chambre, et s’installa au deuxième. Le studio, sans fioritures, donnait sur l’arrière-cour d’un petit restaurant chinois. Il y avait une kitchenette, une tablette de formica et son vase vide, un dessus-de-lit aux motifs déprimants mais un petit frigo où tintait un lot de mignonnettes.