En attendant, Hana restait inabordable. La haie, l’école, la cité, leurs origines, tout les séparait. Les mois passaient, l’année scolaire allait bientôt s’achever et rien n’arrivait.
Un soir, alors qu’il rentrait de l’école, Paul ressentit soudain un choc contre son épaule. Il s’était retourné aussitôt, les poings serrés comme s’il allait se trouver nez à nez avec Dooley et sa bande, mais la rue était vide. Il n’y avait qu’un caillou à terre. Une pierre coupante recouverte d’un papier d’écolier, tenu par un élastique.
Paul déplia le billet-projectile et lut : « 11 p.m. en face de l’insecticide ».
L’insecticide ? Quel insecticide ? Il y réfléchit jusqu’à sa chambre : insecticide, gaz mortel, tueur d’insectes, source de chaleur, lampadaire, celui de la rue, Hana, onze heures du soir, ce soir.
Il y serait.
Il ferait le mur.
Il ferait n’importe quoi.
Il en avait le cœur qui voyait double. Ils formaient déjà un couple. Un couple qu’on maintenait séparé. C’était l’évidence même. Elle comptait sur lui. Il fallait même être rudement con pour ne pas s’en rendre compte !
La nuit vint, poisseuse.
Onze heures moins cinq : il pleuvait des cordes quand Paul s’éclipsa par le jardin. La lueur bleuâtre de la télévision l’accompagna jusqu’à la haie. Rien à craindre des parents : depuis que John était né, Paul était presque devenu un élément liquide à la maison… Il avança dans la pénombre, déchiffrant les ombres de la rue, passa le lampadaire, devina une silhouette.
Hana attendait un peu plus loin, ruisselante. Des gouttes grossissaient au bout de ses cheveux, gonflaient jusqu’à exploser et se reconstituaient aussitôt, comme par magie…
— Tu as mis le temps, dit-elle.
Son visage était émouvant sous la pluie. Il ne l’avait jamais vu d’aussi près.
— Cinq mois.
— Huit, rectifia-t-elle.
Ses yeux scintillaient. Paul sortit la main de sa poche et lui rendit son caillou.
— Tu voulais me voir ? dit-il.
Hana sourit en empochant le projectile.
— Oui…
— C’est à cause de Dooley et sa bande ?
— Non, dit-elle. Eux je m’en fous.
Mais Paul sentit que quelque chose n’allait pas.
— Alors qu’est-ce que tu veux ?
— Te dire que je change de vie, répondit Hana.
Ses yeux de jade envoyaient des comètes.
— Ah oui ?
— Oui.
Elle faisait l’importante.
— Pourquoi, elle ne te plaît pas ta vie ?
— Non.
Paul mit les mains dans ses poches. Lui aussi commençait à être trempé.
— Pourquoi tu me dis ça ?
— Parce que je pars dans un kohangareo.
Une école maorie qui pratiquait l’immersion totale. Paul se rétracta, mit ça sur le compte du froid, mais l’angoisse lui montait au cœur.
— C’est à la campagne, poursuivit la métisse. Je dormirai là-bas.
Hana allait s’en aller. Elle allait le laisser seul. Elle allait l’abandonner…
— Eh bien, bonne chance, dit-il.
Le ton était neutre. Il bouillait.
— Merci, fit-elle en inclinant exagérément la tête. Ça fait chaud au cœur ce que tu me dis…
Paul serrait les dents, impuissant. Que pouvait-il dire d’autre ? Ce sont ses parents qui se saigneraient pour lui offrir une porte de sortie, pas lui : lui il pouvait juste écraser cette merde de Dooley, ce type et tous ceux qui suivraient. Alors qu’est-ce qu’elle attendait ? Un baiser d’adieu ? Une autorisation de sortie de territoire ? Une paire de baffes ? Il n’avait rien à voir dans cette histoire de kohangareo. Ce n’est pas lui qui allait changer sa vie puisqu’elle l’abandonnait : et puis il n’était pas de souche maorie, il était de souche bâtarde, alors ?
Ils s’observaient comme chien et loup.
— Bon…, fit-il. Alors adieu.
Voilant l’amertume qui lui serrait la gorge, Paul tendit une main qu’elle ne serra pas.
— Je reviendrai certains week-ends, dit-elle.
Hana le fixa dans les yeux comme on regarde au fond d’un puits, et disparut tout à coup, dans un nuage de pluie…
Quittant le motorway, Osborne roula jusqu’au petit cimetière d’Opua, un village de bord de mer.
Là, il déposa quelques fleurs sur le marbre blanc d’une tombe flambant neuve et médita dans la brise du matin. De l’océan montaient des langueurs salées. La vie était là, avec ses airs de duchesse, et lui ne la voyait pas. La mort de Jack Fitzgerald l’avait ramené au pays mais c’est le souvenir d’Hana qui flottait dans le spectre du temps.
Assis sur la dalle du tombeau, il acheva son stick d’herbe en observant les oiseaux qui sautillaient dans l’allée. Des tiekes rouge et noir, une espèce comme lui peu douée pour le vol…
Abandonnant les fleurs aux humeurs du Pacifique, Osborne quitta sur la pointe des pieds le cimetière où reposaient les restes de Jack Fitzgerald : si on ne réveille pas les morts, certains ont le sommeil léger…
La musique à fond de train, il dévala la série de courbes qui serpentaient à flanc de colline et plongea vers la civilisation. C’était bruyant et sans joie.
Il avait renoué avec ses anciens contacts, plus particulièrement parmi la communauté maorie. Les questions qu’il avait posées étaient pour la plupart restées sans réponse : personne ne savait d’où sortait Malcom Kirk, le tueur en série abattu par Fitzgerald, mais, après avoir causé une telle hécatombe, tous ses informateurs s’accordaient à penser que Kirk devait bénéficier de protections. D’étranges bruits couraient également au sujet de Zinzan Bee, ancien activiste et chaman de la tribu ngati kahungunu. On l’avait vu traîner dans South Auckland et Fitzgerald avait cherché à le contacter peu avant le début du carnage ; mais ce qui s’était passé, ce qu’était devenu l’activiste maori, personne n’en savait rien. Idem quant à ses prétendus liens avec Malcom Kirk.