P.-S. 4 : Merci surtout pour l’amour (idem).
Elle était marrante… Sans doute beaucoup plus. Osborne ne savait plus. Il avait adoré son corps, ses gestes, ses mots pour jouir. Il avait aimé jusqu’à ses petits seins, et son sourire malin tandis qu’elle s’enduisait de lui… Ça lui faisait déjà mal au cœur de l’oublier — car il fallait oublier…
Il trouva ses affaires dans la buanderie, propres. Son épaule lui faisait un mal de chien mais il réussit à les enfiler. Depuis les fenêtres du salon, on entendait les vagues et les mouettes qui se les partageaient. Il but un café, mal réveillé, puis un autre, toujours vaporeux. Son paquet de cigarettes traînait sur le bar avec ses clés de voiture, les papiers qu’il trimbalait, son canif, quelques chewing-gums, son portable… Osborne alluma une cigarette, détesta la première bouffée, vit qu’il avait reçu un message.
Il l’écouta en achevant son café, puis se contracta. La voisine de Pita Witkaire avait laissé un message ce matin, à dix heures trente-deux : son mari avait aperçu le Maori au marae, « pas plus tard que tout à l’heure », alors qu’il relevait ses pièges à opossums…
341, West Coast Road.
À l’ombre grêlée d’un miro multicentenaire, le grand-père d’Hana arrachait les mauvaises herbes qui avaient envahi le petit cimetière derrière le marae. En un mois, la végétation avait gagné sur le lopin de terre : une fourche caudine à la main, le vieil homme s’échinait à réparer les dégâts d’une absence prolongée. Osborne le trouva là, penché sur la tombe de sa femme.
— Tena koe[37], dit-il.
Le front large et ridé, des cheveux d’un noir bleuté parsemé de gris, de petits yeux farouches dont Osborne connaissait déjà l’expression, Pita Witkaire dévisagea l’intrus. Lui aussi avait beaucoup changé.
— Qu’est-ce que vous voulez ? fit-il en anglais.
Une manière de garder ses distances. C’était fini le wero, les hakas…
— Je vous cherche depuis des semaines, répliqua Osborne. Vous étiez où ?
Le Maori continuait de le sonder, sur ses gardes.
— En vacances, répondit-il.
— Ah oui ? C’est bizarre parce que personne n’était au courant.
Il ne le croyait pas. Pita se concentra sur ses mauvaises herbes.
— Je ne tiens pas les gens au courant de mes allées et venues, se défendit-il sans relever la tête. Qu’est-ce que vous me voulez ?
— Sam Tukao, vous connaissez ?
— Non.
— Un notaire qui exerçait à Mangonui, précisa Osborne. Retrouvé mort dans un charnier de Waikoukou Valley parmi les victimes de Kirk, le tueur en série. Tukao était membre de votre tribu.
Witkaire reprit son sarclage.
— Et alors ?
— Vous êtes une des principales figures tainui, je me disais que vous pourriez me renseigner…
Il alluma une cigarette. Witkaire avait pris bien des rides, il en courait aux coins de son visage, et il paraissait plus petit…
— Je ne connais pas tous les membres de la tribu, rétorqua-t-il, encore moins votre notaire…
— On l’a torturé à mort avant de l’assassiner. J’ai vu sa veuve du côté de Russell : Tukao a touché une belle enveloppe pour la vente de terres situées à Karikari Bay. Ça non plus ça ne vous dit rien ?
Pita Witkaire secoua la tête d’un air indifférent, toujours penché sur les mauvaises herbes. Osborne se tourna vers le marae désert.
— La rencontre intertribale a lieu dans quinze jours : vous avez abandonné vos activités culturelles ?
— J’ai pris ma retraite.
— Depuis quand ?
— La mort de ma femme.
Les branches du pin se balançaient au-dessus du tombeau, une plaque de marbre toute simple avec le nom de Wira gravé dans la pierre. Sous ses airs de patriarche, le vieil activiste semblait surtout triste.
— Et l’école maorie, poursuivit Osborne, les hakas : où sont vos danseurs ?
— Je vous dis que je me suis retiré des affaires, grogna-t-il : toutes ces histoires ne me concernent plus.
Ça sentait l’herbe fraîchement coupée et le mensonge à plein nez. Osborne s’approcha du tombeau.
— Et Hana ? dit-il. Elle aussi était danseuse : où est-elle ?
Pita traversa son regard — celui d’un homme aux abois.
— Je ne sais pas.
— Impossible. C’est votre petite-fille. Vous savez forcément où elle est.
— Je vous ai dit que non.
— Vous mentez : vous aussi vous la cherchiez.
Osborne écrasa sa cigarette sur la plaque de marbre, le cœur serré. Sentant le danger, le vieil homme se redressa : le flic se tenait juste au-dessus de lui et ses doigts tremblaient au bout de ses mains.
— Où est-elle ? gronda Osborne. Répondez !
Mais Witkaire n’avait pas peur. Il était devenu comme du fer.
— Hana est malade, dit-il froidement. Elle est malade depuis longtemps… Vous habitiez la même cité, vous êtes au courant, non ?
Il parlait du viol dans la cave. Osborne acquiesça sans desserrer la mâchoire.
— En arrivant parmi nous après le drame, Hana était… ngakaukawa. Un cœur amer, poursuivit le Maori. Son mana était en danger mais ma femme a réussi à la soigner, à la reconstruire… C’est grâce à elle qu’Hana a pu partir en Europe et poursuivre des études : l’argent que nous lui avons donné ne compte pas dans cette affaire, vous comprenez ? Hana voulait connaître le monde des pakehas afin de mieux défendre le nôtre. C’est ce qu’elle disait. Et elle avait raison… Malheureusement, la mort de sa grand-mère a précipité les choses… (Un voile humide tamisa les yeux du vieil homme.) J’ai essayé de la soigner à mon tour, ajouta-t-il, mais je n’ai pas les compétences de ma femme…
Une ombre passa sur le marae désert : Osborne revoyait Hana sur le cargo après l’enterrement de la grand-mère, la tristesse et la rage qui flottaient dans ses yeux. Wira était décédée à la suite d’une longue maladie mais Hana ne lui avait jamais dit laquelle : or, cette lueur sauvage dans ses pupilles, elle venait forcément de quelque part…
— De quoi est morte votre femme ?
Pita Witkaire ne répondit rien : deux balles traçantes filaient dans ses yeux. Enfin, il respira profondément et se tourna vers la stèle.
— Pour le Maori, dit-il en substance, la terre est comme un livre. Un livre sur lequel sont inscrits les noms des lacs, des rivières, des montagnes, le réceptacle du bien le plus précieux : ce qui fait le mana, la force et le prestige… Le Maori privé de mana n’a plus d’existence, plus de repères, plus de turangawaewae, c’est-à-dire plus de lieu où il peut se tenir droit… C’est la terre qui assure la cohésion tribale : en perdant la terre qui est son lieu pour se tenir droit, le Maori perd aussi sa propre estime, son orgueil, et son identité. Il perd son mana, et aussi sa principale ressource économique…
D’une voix soudain claire, il ajouta :
— L’argent avec lequel on dédommage les tribus maories ne correspond à rien, vous comprenez ? À rien.
Vibrant plaidoyer pour une culture autonome. Osborne n’avait rien à redire là-dessus : le monde courait à sa perte mais il s’en foutait — il n’était plus de ce monde. Seulement Witkaire biaisait.