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Les larmes jaillissaient en cascade. Ses ongles s’étaient plantés dans ses paumes, jusqu’au sang, mais ce n’est pas simplement la douleur qui la faisait pleurer. Sa vengeance assouvie, qu’allait-elle devenir ? Nager peut-être, partir au large et cette fois-ci ne plus revenir. Les requins se chargeraient du reste. Son désespoir était sans fond. Même Pita n’avait rien pu pour elle. Le pauvre lui avait fait de la peine…

— Voilà, dit Nepia. C’est fini…

Le tatoueur s’était redressé. Hana tremblait toujours sur le fauteuil de l’atelier. La douleur était trop forte pour qu’elle puisse encore bouger. Le Maori eut un dernier regard pour son œuvre et, visiblement satisfait, reposa ses ustensiles de torture. Puis il épongea le liquide sombre qui suintait des plaies avant de lui tendre un miroir.

Hana frémit en voyant son visage. Une ligne noire filait désormais le long de sa lèvre supérieure. Au menton, la marque de la tribu tainui.

Les larmes poissaient ses joues. Des larmes de sang.

10

La jambe inclinée sur le lit d’hôpital, Peter Gallaher ruminait, le visage d’une pâleur presque synthétique. Si l’extraction de la balle s’était déroulée sans complication, il ne pourrait pas marcher avant une rééducation sérieuse qui pouvait durer des mois — s’il remarchait un jour. Les fleurs, les cadeaux, les mots compatissants des collègues, la médaille du mérite qu’on lui promettait, tout ça n’y changerait rien : Gallaher était à peu près sûr qu’Osborne lui avait sciemment tiré dans le genou et ce n’est pas une décoration qui allait atténuer sa haine du genre humain.

Face à lui, le chef de la police d’Auckland mâchouillait son cigarillo éteint.

— Vous avez eu le rapport d’Osborne ?

— Non, répondit Timu.

— Comment ça ?

— Il n’y aura pas de rapport Osborne : il n’a plus donné de nouvelles depuis deux jours et n’a toujours pas regagné son hôtel.

Gallaher remua sur son lit d’hôpital.

— Et Culhane ? grimaça-t-il.

— Il dit qu’il ne sait rien.

Le chef du Département criminel tordit sa bouche comme s’il voulait lui faire mal.

— Vous croyez qu’Osborne a découvert quelque chose ?

— Sans doute. Ça n’a de toute façon plus beaucoup d’importance… (Timu attrapa le colis posé sur la chaise voisine.) J’ai reçu ça ce matin, dit-il. Par la poste.

C’était un colis volumineux, tout en longueur. L’épaule bandée, Gallaher ouvrit le carton d’emballage et ne put retenir un frisson : un fémur. On lui avait envoyé un fémur par la poste.

— Ce matin, répéta le capitaine. À mon domicile.

Les petits yeux noirs de Gallaher restaient collés à l’os : il était d’une teinte rougeâtre, avec encore quelques lambeaux de chair accrochée…

— Un os humain ?

Timu inclina la tête, affirmatif. Il lui tombait des cernes. La machine neurologique de Gallaher fit l’enquête à rebours.

— Un fémur d’homme ?

Le Maori secoua la tête, exsangue.

— Non : de femme.

Johann Griffith. On l’avait désossée avant de jeter son cadavre aux requins. Un fémur, comme les autres… L’adrénaline grimpa le col de ses artères.

— Il faut prévenir tout le monde, lança Gallaher.

— C’est déjà fait.

Timu avait les mâchoires plombées. L’idée d’envoyer Osborne chez Melrose était une idée de Gallaher. Une affaire sans trop de risques, d’après lui, d’autant qu’on pouvait le surveiller de près, voire, le cas échéant, le manipuler. En guise de manipulation, Gallaher s’était fait rouler dans la farine et se retrouvait aujourd’hui immobilisé à l’hôpital de la ville pour une durée indéterminée… Timu prit le colis des mains du convalescent et lui jeta un regard plein de certitude :

— Vous êtes un con, Gallaher.

Le chef de la police quitta la chambre, les dents serrées.

Adossés au couloir de l’hôpital, les agents Dowd et Maerthens attendaient comme deux oiseaux mazoutés.

11

En dotant la société maorie de dieux multiples, les ancêtres avaient apporté un agencement du monde adapté à un mode de vie. Ils relataient l’opposition primordiale entre le ciel et la terre, la vie et la mort, l’ici et l’au-delà, le noa et le tapu, l’ordinaire et le sacré. Ainsi les Maoris définissaient la place de l’homme dans un environnement hostile les condamnant à un âpre combat, une logique d’affrontement continu et inévitable entre les êtres humains. Ce principe du conflit était généré par le recours inévitable au utu, la vengeance, comme seule solution à l’avanie : l’affrontement était en quelque sorte validé par les ancêtres-dieux.

Osborne avait compris le message de Pita Witkaire : perdre sa terre était la pire chose qui puisse arriver aux Maoris. Celles de Karikari Bay en l’occurrence. Le utu serait à la hauteur du préjudice encouru. Hana et ses complices appliqueraient à la lettre cette puissante règle de réciprocité : positive ou négative, la compensation découlait aussi bien de l’obligation de rendre la pareille que de répondre à l’insulte par l’insulte, à la violence par la violence, afin de recouvrer le mana perdu. Selon la tradition, une agression, individuelle ou collective, ne pouvait rester sans suite. Une tribu qui ne se vengeait pas perdait tout crédit. Une idée délirante. À l’image de leur chef, probablement.

Seulement Hana était avec eux. Elle les avait rejoints pour venger la mort de sa grand-mère…

Osborne eut soudain l’impression de basculer : il se rattrapa à une branche de sommeil et s’éveilla à cet instant précis, les yeux rivés sur la route : la Chevrolet roulait sur la file de droite.

Il rétablit l’équilibre in extremis, le cœur battant. Combien de temps avait-il dormi ? Une poignée de secondes, tout au plus. La nuit était tombée, les bandes défilaient sur l’asphalte gris, il commençait à perdre l’esprit, à dérailler, à voir des morts partout ; la campagne était pourtant vide, perdue dans ses rêves de chevaux sauvages.

Osborne avait passé le reste de la journée à chercher la trace de Nepia, s’enfonçant loin dans les terres désertées du nord de l’île, mais les personnes qu’il avait interrogées, ancien contact, chef de tribu ou simples membres de la communauté, n’avaient pu le renseigner : le vieux tatoueur de South Auckland avait lui aussi disparu de la circulation. Seule information confirmant ses hypothèses, Nepia serait devenu un tohunga, une sorte de sorcier, à la fois chaman et homme-médecine. Ses allusions au culte d’Hauhau avaient cependant laissé ses interlocuteurs de marbre : ces vieilles pratiques guerrières n’avaient a priori plus lieu de nos jours…

Une chouette passa dans les phares. Osborne se frotta le visage. Contrecoup de la fatigue accumulée ces derniers jours ou excès d’amphétamines, ses yeux le démangeaient. Il roulait dans la nuit, seul, pied au plancher. Hana était là, quelque part sur ces terres isolées, mais où ?

*

Était-ce sa passion morbide pour les cadavres qui l’avait poussée dans les bras de cet homme ? Ses beaux yeux de cinglé ? Amelia Prescott sifflotait un air qu’elle venait d’inventer, les mains dans la vaisselle du petit déjeuner restée dans l’évier, comme si elle aimait ça la vaisselle… Paul. Paul Osborne. C’était presque une phrase dans sa bouche. Elle se le répétait pour se l’entendre dire, pensait à la nuit passée avec un délice mêlé d’effroi, elle pensait à lui qui dansait sur elle quand, au bout de la course, leurs nerfs s’étaient relâchés, quand il s’était abandonné, elle sentait l’odeur de sa peau, ses mains si douces sur son corps, la sensation du sperme chaud déversé sur son ventre… Amelia n’avait pas fait l’amour depuis des mois, elle voulait recommencer le plus tôt possible, avec lui. Elle dirait oui à tout — elle était prête à tout. Car, au-delà des risques qu’elle prenait pour lui, il s’était passé quelque chose cette nuit, elle le savait : lui non plus n’était pas sorti indemne de son lit…