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La piste passait non loin du rivage mais un sentier forestier coupait à travers le bush. Osborne écrasa sa cigarette, but un peu d’eau dans la bouteille plastique, vérifia le chargement de son arme — il lui restait cinq balles — et, laissant le 4 × 4 puant à son parking naturel, emprunta le sentier qui sous les pongas géants s’enfonçait dans la jungle.

Les insectes bourdonnaient. Lianes, écorces, branches mortes, c’est toute une armée d’épineux qui l’accompagna à travers la végétation. Il avança prudemment. Les ronces s’accrochaient à sa veste, il avait disparu sous les fougères et c’est à peine si l’on distinguait le soleil au-dessus. Son pied buta contre une racine. Osborne sentit une présence sur sa droite : un pigeon coloré, qui s’envola à son approche… Il chassa la peur qui le ralentissait et se fraya un passage à l’ombre des fougères arborescentes dont les frondes noires défiaient le ciel. Il faisait de plus en plus sombre dans le bush. D’après sa carte, la maison ne devrait plus être très loin… Il approcha, à l’écoute. L’air était étouffant sans la brise du large ; il aperçut alors le toit d’un cabanon, en partie caché par les frondes d’un ponga. Cette cahute n’existait pas l’année dernière, quand il était venu avec Hana… Pas un bruit, rien qui révélât une quelconque activité humaine : Osborne se glissa jusqu’à la cabane isolée et passa un œil par la vitre poussiéreuse : personne à l’intérieur.

Il poussa la porte de bois. Une odeur de tannerie l’assaillit aussitôt, assez repoussante. Sur une table fatiguée trônait une lampe couverte de chiures de mouche, des pots d’encre noire, des compresses et une série de ciseaux à la pointe effilée. Des ciseaux de tatoueur. Osborne en choisit un au hasard, qu’il examina attentivement : de l’os…

L’atelier de Nepia.

Le sang afflua à ses tempes. Il faisait sombre dans le réduit, tout était impeccablement rangé mais il flottait ici comme une odeur de peau. Il vit l’étagère près du fauteuil incliné, et le drap de lin qui la recouvrait. Osborne tira un pan du drap : la vision qu’il eut le fit aussitôt reculer. Une tête coupée : il venait de tomber nez à nez avec une tête coupée.

Une tête d’homme.

La gorge sèche, Osborne se força à regarder la tête décapitée ; des mokos partaient en spirale depuis le nez, des courbes fines et compliquées qui recouvraient presque la totalité du visage. Les orbites des yeux étaient vides, affreusement vides, et le nez sectionné. On avait aussi cousu les lèvres, selon la vieille coutume… Malgré la grimace hideuse qui déformait sa bouche et les deux trous béants, il reconnut Zinzan Bee.

Un frisson glacé lui parcourut l’échine. Mokomokai : cette tête avait un nom.

Osborne tira alors le drap en entier : il y avait six têtes, soigneusement alignées sur l’étagère, préparées selon les rites. Six Maoris au visage monstrueux — les complices de l’ancien activiste…

Zinzan Bee n’avait pas échappé à Fitzgerald : il l’avait bien abattu dans la forêt. Mais si on n’avait jamais retrouvé son cadavre ni celui de ses complices, c’est parce que Nepia et ses hommes les avaient escamotés pour en prélever les têtes. Comme avant l’arrivée des colons. Les mokomokais étaient une vieille pratique guerrière : à l’instar d’autres peuplades indigènes, posséder la tête d’un chef ennemi ou garder celle de son propre aïeul était une marque de pouvoir, de respect, un objet de culte rehaussant le mana. Ainsi tatouées et préparées (orbites vidées, nez coupé et lèvres cousues), le mokomokai devenait tapu, sacré, traitement dont ne bénéficiaient pas les esclaves. Avec l’arrivée des Européens, le commerce de têtes avait fleuri (les marins et aussi les musées du Vieux Monde en réclamaient) jusqu’à ce que le gouvernement britannique interdise cette pratique barbare. Nepia la remettait au goût du jour…

Il y eut alors un bruit de pas à l’extérieur. Un jeune Maori fit irruption dans l’atelier au moment où Osborne faisait volte-face. Aussi surpris l’un que l’autre de se trouver face à face, les deux hommes se dévisagèrent une fraction de seconde. Mains nues, le Maori fut le plus prompt à réagir : il se rua sur la table, saisit l’un des ciseaux d’os et plongea sur Osborne qui attrapa son poignet au vol. Leurs souffles se mêlèrent en une étreinte furieuse. Le Maori chercha à planter le ciseau dans sa glotte, il était très jeune mais déjà puissant comme un taureau : les deux hommes roulèrent sur la table, dispersant les objets rangés là et, dans le même mouvement, tombèrent à terre. Osborne se dégagea très vite : il tira son arme, braqua le canon mais se ravisa.

Assis sur la terre battue de l’atelier, l’autre ne bougeait plus : il observait le filet de sang qui s’écoulait de son ventre, méthodique, comme s’il ne comprenait pas ce qui lui arrivait. En chutant, il s’était planté le ciseau dans l’abdomen : le Maori le tenait encore à la main, enfoncé de moitié, incrédule. Un gamin à la peau claire, les bras couverts de tatouages, toujours les mêmes, avec un voile de douleur sur ses beaux yeux verts. Il voulut ôter le ciseau de ses entrailles mais la force lui manquait. Ses paupières papillonnèrent un instant : il ne vit rien défiler dans sa tête, ne pensa à rien de précis, hormis le fait assez étrange de prendre conscience qu’il perdait conscience, à jamais…

Osborne observa l’agonie. Le dos calé contre la table, le Maori avait les yeux encore mi-clos : son corps glissa lentement sur la terre battue.

Osborne s’ébroua — le bruit allait alerter les autres. Il sortit du cabanon, l’arme à la main. Déjà les sons de plusieurs voix résonnaient depuis le sous-bois, des voix qui venaient vers l’atelier. Il se réfugia sous les frondes des fougères et, à couvert, épia les mouvements le long du sentier. Un groupe d’une demi-douzaine d’hommes approchait, portant des cantines vides. Tatoués pour la plupart. Parmi eux, il reconnut les frères Tagaloa. Englué sous un amas de verdure, Osborne distinguait leurs voix rauques mais il ne saisissait que des bribes… « temps d’y aller… les autres… bientôt… rendez-vous… nuit tombée… ». Des hommes jeunes, tous d’origine maorie, mais d’Hana, pas l’ombre d’un cil.

Le groupe stoppa devant la cahute. Ceux qui portaient les cantines les déposèrent sur le tapis d’épines, l’un d’eux entra dans l’atelier : il en ressortit presque aussitôt et, éructant quelques mots brefs, lança des regards hostiles alentour. Des armes de gros calibre jaillirent des tuniques. Avec ses cinq balles dans le barillet, Osborne n’avait pas une chance : il recula à couvert et se fondit dans la nature. Les images se télescopaient dans sa tête, celles des têtes aux lèvres cousues sur l’étagère et qui semblaient le poursuivre jusque dans les sous-bois, celle de l’adolescent aux yeux ouverts qu’il venait de tuer et le spectre d’Hana, introuvable… Il effectua un large arc de cercle autour de la maison. La main toujours crispée sur la crosse du revolver, il attendit derrière des buissons, à croupetons, le souffle court. Il s’était éloigné du rivage, un kilomètre, peut-être moins. Osborne craignait une battue, une chasse à l’homme blanc, mais rien ne venait. […] Une minute passa, puis deux. N’observant d’autre mouvement que celui des insectes tourbillonnant dans le bush, il revint sur ses pas. Lui tendaient-ils un piège ? Il n’avait vu aucun véhicule le long de la piste, ni entendu le moindre bruit de moteur : les Maoris avaient pourtant un moyen de locomotion.

Osborne atteignit les premières criques disséminées au pied de la falaise. Il aperçut alors le mouillage en contrebas : un bateau à moteur, qui baignait dans l’eau turquoise. Le groupe de Maoris entrevu tout à l’heure avait grimpé à bord et, poussant les cantines au fond du canot, s’apprêtait à lever l’ancre. Un corps gisait près de la cabine — celui du gamin éventré. Les Maoris levèrent l’ancre et partirent sans tarder, à grand renfort d’hélices, vers le large…