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Osborne se demandait si le coroner McCleary avait envoyé ses premiers rapports d’autopsie à Fitzgerald, si c’était pour cette raison qu’on avait vidé l’ordinateur de sa maison, si les deux hommes avaient découvert quelque chose, s’il y avait quelque chose à découvrir… Il ne savait rien du tout.

*

Tom Culhane dévorait un fish and chips enveloppé dans du papier journal. Ce n’est pas tant le poisson et la frite surgelée qu’il aimait (au fond il y avait quantité de choses qu’il préférait) que le rituel lié à sa fonction de remplissage. Une habitude sécurisante, comme un relent de maman. Et puis il aimait prendre son temps. D’après son père c’était congénital : Tom avait tellement peu l’esprit de compétition qu’il avait fini remplaçant de l’équipe de rugby avant de saboter ses études de droit — « Quand on ne sait pas quoi faire, on fait du droit ! ». Obéissant aux injonctions paternelles, le fils prodigue avait raté son cursus universitaire et un premier amour (six mois sur le flanc, six de plus pour se relever), passion qu’il oublierait dix ans plus tard en épousant Rosemary. En attendant, devant son manque d’enthousiasme pour les codes et les chiffres, son père l’avait poussé à entrer dans la police. Là encore, Tom avait obéi, par sens de la famille plus que par vocation, et en avait pris pour quinze ans avant de quitter Christchurch.

Mais à Auckland tout serait différent. Il l’avait promis à Rosemary. Il y avait le docteur Boorman, un spécialiste, paraît-il le meilleur du pays, et il finirait bien par trouver ce qui clochait. Évidemment Boorman était cher, mais ils y arriveraient : de toute façon ils n’avaient pas le choix. C’était ça ou la fin de leur couple…

Osborne arriva au commissariat central vers midi.

— Du nouveau ? lança Culhane en pivotant sur son siège.

— Pas grand-chose.

Osborne s’écroula sur sa chaise, alluma une cigarette. Jusqu’à présent, leur collaboration s’était résumée à quelques patrouilles et à l’enregistrement de plaintes pour des affaires banales et fastidieuses. Les gangs des quartiers chauds semblaient se tenir tranquilles, on observait même un certain ralentissement des activités délictueuses depuis l’affaire Kirk et la restructuration de postes qui avait suivi le carnage. Timu et Gallaher mettaient la pression sur les délinquants de la ville, Culhane et Osborne se chargeraient d’évacuer les affaires courantes tout en rassemblant les informations au sujet de Zinzan Bee.

Le personnage était peu commun. Ancien activiste et figure emblématique de la communauté, Zinzan Bee était aussi connu comme chaman. Farouche défenseur des droits maoris, ses actions s’étaient surtout concentrées au sud de l’île, sur les anciens territoires tribaux, dans les années quatre-vingt. Suite au processus de réconciliation nationale instauré par le tribunal de Waitangi (toute personne se considérant comme maorie, se vit autorisée à faire entendre ses doléances en vue d’un dédommagement lié aux terres confisquées depuis 1840), son influence avait lentement décliné. Jugé trop radical, Zinzan Bee avait fini par se fondre dans l’anonymat. Les fichiers de la police mentionnaient un lieu (Masterton) et une date de naissance (02/05/1958), mais le Maori n’apparaissait plus nulle part depuis le début des années quatre-vingt-dix et sa dernière adresse connue (Waipawa, un bled près de Napier) était fausse.

Comment Bee s’était-il retrouvé dans les pattes de Fitzgerald, si loin de ses terres tribales ? Bénéficiait-il lui aussi de protections particulières ? Les rares photos qu’on avait de lui commençaient à dater : on y voyait le visage d’un homme aux traits réguliers, sévères, avec dans les yeux une expression de fierté exacerbée. Un visage à la fois beau et effrayant…

Le téléphone sonna sur le bureau de Culhane.

— Oui… Oui, tout de suite.

Il raccrocha et se tourna vers Osborne.

— Le capitaine Timu voudrait nous voir.

*

Jon Timu devait son avancement certes à ses compétences, mais aussi au fait qu’il était maori. À l’instar des États-Unis avec le génocide indien, la Nouvelle-Zélande s’était en effet repentie des crimes perpétués par les soldats britanniques, et solennellement excusée pour la confiscation des terres qui avait suivi les guerres maories. Face à l’affluence des demandes d’indemnités de la part des tribus lésées ou dépossédées (il suffit d’1/32 de sang maori pour pouvoir être considéré comme tel), le gouvernement néo-zélandais avait instauré une enveloppe compensatoire, vite plafonnée à un milliard de dollars. Fin de la repentance : car, indemnités ou pas, la condition des Maoris n’était guère reluisante, surtout comparée à celle des Blancs. Sous-diplômés, chômeurs à près de 20 %, condamnés à survivre d’allocations, dépossédés de terres que leurs ancêtres avaient vendues en connaissance de cause ou qui leur avaient été abusivement confisquées, marginalisés, appauvris, beaucoup de Maoris étaient aujourd’hui contraints de chercher refuge dans les villes.

Ainsi coupés de leurs racines, la plupart étaient même étrangers à leur langue — sujet considéré par certains comme une nouvelle déroute : les Maoris n’avaient pas pour origine une région mais un pays, leur langue n’était donc pas un patois voué à la disparition ou au folklore mais une langue vivante, la leur.

En attendant, ils étaient toujours surreprésentés dans le milieu carcéral. Une vérité statistique pour une population menacée ou menaçante, selon la façon dont on voyait les choses. Pour le groupe d’hommes influents qui avait propulsé Jon Timu à la tête de la police d’Auckland, la situation était claire, quoique délicate : on l’avait choisi, lui le Maori, pour exercer une répression sans faille sur les délinquants de la ville, répression qui ainsi ne serait pas perçue comme ciblée ou partiale par l’opinion publique, mais juste. Timu servait en quelque sorte d’épouvantail aux esprits tordus qui pouvaient voir un caractère raciste ou discriminatoire à la politique répressive du maire.

Jon Timu y trouvait son compte : il n’avait d’ailleurs pas le choix…

— Asseyez-vous, dit-il à Osborne et Culhane lorsqu’ils entrèrent.

Un costume chiné sur ses épaules de vieux lion, le Maori fumait un cigarillo à volutes serrées. Osborne alluma une cigarette avec celle qu’il fumait — le bureau du capitaine semblait être le seul espace fumeur du bâtiment.

— Un vol a eu lieu ce matin chez un particulier, annonça Timu. Une hache. Enfin, une relique, une sorte d’objet d’art maori… Une équipe est encore sur place mais d’après les premiers constats on n’a relevé aucune effraction. Ni bris de glace ni serrures forcées. Même le gardien de la propriété n’a rien entendu. C’est du moins ce qu’il prétend. Je voudrais que vous alliez y jeter un œil.

Osborne eut une moue dubitative.

— Et les propriétaires de la maison, eux non plus n’ont rien entendu ?

— Ils dormaient à l’étage, répondit Timu. M. Melrose et sa fille.

— Nick Melrose ?

— Oui : la hache en question lui appartient. Je viens de l’avoir au téléphone, il vous attend.

Osborne jeta son mégot dans l’énorme cendrier du bureau. Melrose, cette vieille baderne…

— Un ami à vous ?

— Pas personnellement, rétorqua le chef de la police, mais Nick Melrose est un homme suffisamment important pour que nous prenions cette affaire au sérieux. Quelqu’un s’est introduit chez lui en pleine nuit pour lui voler un objet d’art alors que lui et sa fille dormaient à quelques pas de là, le système de sécurité a été parfaitement inefficace et la gamine a été très secouée. Je ne sais pas pourquoi on a volé cette hache mais il y a forcément une raison : trouvez-la… Je vous demande la plus grande discrétion dans cette affaire, ajouta-t-il : la presse n’a pas été mise au courant.