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Agenouillé sous les tiges géantes qui bordaient la falaise, Osborne avait compté sept hommes à bord. Aucune femme.

Le canot n’était plus qu’un point blanc sur la mer. Ils filaient plein nord…

Étrange. Pour ne pas dire incompréhensible.

Osborne se dirigea vers la maison, l’arme au poing. Craignant qu’ils aient laissé un homme pour assurer leurs arrières, il passa par la porte de derrière, celle qui donnait sur les bois. Précaution inutile : la maison était vide. Ou plutôt vidée : il n’y avait là plus le moindre vêtement, ni d’effets personnels d’aucune sorte.

Idem pour le cabanon : les ustensiles du tatoueur avaient disparu. Même les têtes avaient été embarquées. Les Maoris avaient levé le camp…

Pour aller où ?

Le soleil était au zénith quand Osborne retrouva la piste. Il pensait à cette histoire de mokomokai, à Fitzgerald, aux Maoris qui venaient de lui filer entre les doigts en emportant leurs précieuses têtes. Le cerveau pris dans un étau, les poumons comme des rasoirs, il remonta à grands pas vers la voiture garée plus haut. Un bruit de moteur suppléa les bourdonnements de sa tête : soulevant un nuage de poussière âcre, une camionnette descendait la colline.

Des planches de surf dépassaient du pick-up qui, le voyant ahaner au milieu de la piste, s’arrêta à hauteur. La tête d’un chevelu se pencha par la vitre ouverte.

— Ça va ? lança-t-il depuis la portière. Vous êtes tout pâle…

Osborne ne répondit pas. La peur et les drogues lui avaient rongé le visage.

13

Greg Wheaton épongea son cou à l’aide d’un mouchoir. Il était cinq heures de l’après-midi et les ouvriers venaient de quitter le chantier. C’est lui qui avait les clés du baraquement sud, un bloc d’acier amovible spécialement aménagé pour stocker les explosifs. Deux ingénieurs en sortaient. Davis et Mathews, deux gaillards en chemise à carreaux qui auraient fait de bons seconds rôles dans les westerns de John Ford. Ils venaient de faire les repérages pour le prochain minage, prévu dans deux jours — demain était férié. Ils avaient donc tout laissé en plan, les machines et les pelleteuses, les outils, les blocs de parpaing et les premières fondations, pour aller célébrer en famille la fête nationale.

Au pied de la colline éventrée, les tas de terre et de cailloux s’amoncelaient comme si des taupes géantes y séjournaient. Wheaton était fier de son œuvre. Jamais il n’avait dirigé un tel chantier.

Le transporteur attendait devant le baraquement : hormis quelques bâtons de dynamite, les explosifs les plus dangereux étaient systématiquement rapportés à l’usine. Burke, le chauffeur du camion, avait hâte de charger le stock. La route était longue jusqu’à Wangharei, il ne serait pas rentré chez lui avant vingt heures et il voulait profiter de la soirée pour préparer la journée de chasse du lendemain avec les copains.

— C’est bon ? lança-t-il aux ingénieurs qui discutaient devant le baraquement.

— Oui oui ! Vous pouvez y aller…

Burke baissa le haillon du truck. Fichu métier que de trimbaler des produits dangereux. Même avec les primes de risque, il avait à peine de quoi payer la maison et le reste. Les deux ingénieurs se serrèrent la main en se souhaitant un bon week-end tandis qu’il commençait le chargement.

— Ouais, à lundi, répondit l’autre. Mes amitiés à ta femme !

— De même !

Les deux hommes saluèrent Wheaton, qui bougonnait dans son coin — sa femme était partie avec un autre et, même s’il ne s’était jamais vraiment soucié de cette garce, ça le mettait en rogne rien que d’y penser. Heureusement ça ne lui arrivait pas souvent… Le chef du chantier de Karikari Bay songeait comme tout le monde au week-end à venir lorsque, sortant brusquement du bois voisin, il aperçut deux hommes cagoulés : deux grands types vêtus de noir qui couraient dans leur direction. Il fit un bref panoramique et en vit trois autres, sur la gauche, jaillissant à l’angle du baraquement. Wheaton réalisa alors qu’ils tenaient des armes.

— Putain de merde… Qu’est-ce que c’est que ça ?

En une poignée de secondes, le chef de chantier, les deux ingénieurs et le conducteur du camion se trouvèrent encerclés par un groupe de huit hommes, fusil-mitrailleur au poing. Aucun d’eux ne parlait sous les cagoules noires mais leur carrure était impressionnante.

— Hey ! s’insurgea Mathews en opposant les mains. Du calme ! Qu’est-ce que vous voulez ?!

Le canon d’un revolver se posa sur sa tempe.

— Tu vas sortir ton portable et téléphoner à ta femme, dit la voix du leader. Tu vas lui dire qu’il y a un problème sur le chantier, que tu en as pour la nuit, que tu es désolé mais que tu ne peux pas faire autrement. Tu raccroches très vite, sans faire d’histoires, et tout se passera bien. Dans le cas contraire, vous êtes morts. Vous tous.

Mathews en resta bouche bée. On lui colla son portable à l’oreille.

— Exécution !

Les fusils-mitrailleurs braquaient les autres, qui des yeux l’imploraient d’obéir.

La première partie du plan se déroula comme prévu : les femmes protestèrent, grognèrent, puis obtempérèrent. Rien qui laissât imaginer ce qui arriverait. Après quoi, on donna des ordres par talkie-walkie.

La seconde partie du plan était plus technique puisqu’elle requérait le concours des deux ingénieurs. Chlore, ammoniac, perchlorate d’ammonium, composants de base du propergol, un propulseur de fusées : ce n’est pas la colline qu’ils allaient faire sauter à la dynamite, mais tout le chantier.

*

Un crépuscule maussade tombait au-delà des pins. Hana conduisait vite le long de la piste. Ils étaient partis depuis deux heures et les médicaments n’avaient visiblement aucun effet sur le gamin.

— Où on va ?

— Voir ton père, je te l’ai déjà dit.

— Il est pas là mon père.

— Non, c’est pour ça qu’on y va.

— Où ça ?

— Voir ton père.

— Il est où ?

— Là où on va.

— C’est où ?

— Par là.

— Et Josie, elle est où ?

— Avec ton père.

— Je veux les voir.

— Moi aussi. C’est pour ça qu’on y va.

— Tu les connais ?

— Bien sûr.

— Moi aussi je les connais. Et Josie, tu la connais ?

— C’est ma meilleure copine.

— C’est pas vrai.

— Et pourquoi donc ?

— Elle s’occupe de moi.

— Moi aussi je m’occupe de toi.

— Mais elle c’est ma copine.

— Alors moi aussi je suis ta copine.

— T’es pas Josie.

— Non, mais je la connais.

— T’es pas mon père non plus !

Et Mark se mit à rigoler. Du coup Hana aussi. Jaune — ils arrivaient sur le site.

*

C’était une journée poisseuse, avec un brouillard qui ne se lève que le soir, un brouillard noctambule qui errait à flanc de collines. Jon Timu regarda sa montre, anxieux.

Le rendez-vous était fixé à neuf heures trente, il était presque vingt et il était toujours seul dans la villa de Long Bay — un endroit tranquille près du parc national, loin des mouchards électroniques où ils s’étaient déjà rencontrés deux fois : la première un an plus tôt, quand il avait fallu accorder les intérêts divergents, la seconde fois le mois dernier, pour finaliser les détails de l’opération.