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Si au départ tout s’était déroulé selon les plans préétablis, les grains de sable s’étaient accumulés dans l’engrenage ; la disparition du notaire, le vol de la hache chez Nick Melrose, le corps de la comptable rejeté par la mer, puis la confirmation que Tukao faisait partie du charnier de Waikoukou Valley. Leur belle machine de guerre avait d’abord hoqueté avant de se gripper. Ils se réunissaient ce soir pour remédier au problème, statuer de la stratégie à suivre. Timu avait insisté : ils n’avaient pas le choix. Et le temps pressait.

Neuf heures vingt-trois : Phil et Steve O’Brian furent les premiers au rendez-vous. Une berline noire les déposa devant la propriété avant de se garer un peu plus loin, sur le parking de gravier. Outre le chauffeur qui resta près de la voiture, leur garde du corps portait une arme : Mitchell, leur homme de confiance.

— Où sont les autres ? demanda Steve O’Brian.

— Ils ne vont pas tarder, répondit le chef de la police.

Sous ses airs de patriarche qui en a vu d’autres, les gestes de Steve O’Brian trahissaient de la nervosité. À ses côtés, son fils restait silencieux. Michael Lung arrivait à son tour, à bord d’un coupé BMW gris métallisé soudain trop voyant. Ils se saluèrent à peine. Malgré son bronzage et son costume italien, le conseiller en communication lui non plus n’en menait pas large.

— Attendons plutôt à l’intérieur, lança Timu.

Les quatre hommes s’installèrent dans le luxueux salon de la propriété. Michael Lung s’assit sur l’accoudoir d’un club de cuir anglais, dit quelques banalités sans tenir en place, et se dirigea bientôt vers le bar où il se servit un whisky. Dans l’attente, Phil O’Brian refusa le verre qu’on lui proposait. Son visage était sévère et il se grattait la paume des mains, comme pris d’eczéma. Michael Lung se resservit un verre.

Depuis la mort d’Ann Brook, il n’y allait pas de main morte. Un moyen comme un autre de tenir le coup. S’il avait su ce qui arriverait. Tout ça pour une chatte… Michael avait rencontré Ann deux ans plus tôt, une escort girl qu’on lui avait mise dans les pattes après un dîner d’affaires, en guise de dessert, et elle lui avait tellement plu qu’il en avait fait le mannequin en vogue de son agence de pub. Aujourd’hui morte et enterrée… Pauvre fille.

Neuf heures trente : Nick Melrose arriva à son tour, ponctuel, seul. Le businessman n’avait pas peur et tenait à le montrer — vêtu d’un pantalon sportswear et d’un débardeur, la poche de sa veste était alourdie d’un calibre 32. Melrose achevait son prochain best-seller avec l’énergie de ses soixante ans tout en préparant l’expansion du site de Karikari Bay — jonction avec le golf voisin et construction d’une route digne de ce nom — et l’idée de se retrouver tous ici ne l’enchantait pas.

— J’espère que vous avez de bonnes raisons de nous réunir ici, dit-il sans ménager l’autorité du chef de la police.

— Effectivement.

Ils n’attendaient plus que Ruppert Murdell, le magnat de la presse qui, outre chaînes de télé à péage et droits de compétitions sportives, maîtrisait par le jeu d’alliances croisées l’essentiel de la presse néo-zélandaise. Il arriva ce soir-là en limousine, escorté par trois gardes du corps aux regards glacés semblant tout droits sortis de séries américaines.

— Alors ? lança-t-il en guise de bonjour. Qu’est-ce qui se passe ?!

— On va vous l’expliquer, répondit Timu. Asseyez-vous…

Murdell avait des sourcils en bataille et une horloge dans la tête.

— J’ai une heure à vous accorder, annonça-t-il. Pas une minute de plus : je repars pour Sydney par le vol de nuit.

— Asseyez-vous…

Les gardes du corps avaient pris leur poste à l’entrée de la propriété et dans le parc. Mitchell gardait le hall. Ils étaient maintenant tous là, Steve et Phil O’Brian, son conseiller en communication Michael Lung, Nick Melrose, leur principal bailleur de fonds via le projet immobilier de Karikari Bay et quelques pirouettes juridiques, Jon Timu, le chef de la police chargé de la répression, et enfin Ruppert Murdell, venu expressément d’on ne sait où, et qui par presse et télés interposées alimentait la peur, discours sécuritaire à l’appui.

Étranger aux petites affaires de ce pays, Murdell mesurait encore mal l’enjeu de cette réunion. En contrepartie de sa coopération, il avait obtenu le canal hertzien laissé vacant après la faillite d’Aotearoa Television, la chaîne maorie (de mauvais placements, disait-on), et il monterait bientôt sa fameuse chaîne réservée à l’information. Le reste ne l’intéressait pas.

— J’espère que vous ne m’avez pas fait venir jusqu’ici pour un simple problème d’intendance, fit-il remarquer en s’installant.

Le chef de la police se tenait debout au milieu du salon. S’assurant que la porte vitrée était close, il ouvrit alors le paquet qui reposait sur la table basse. Murdell, seul homme ici présent à ne pas connaître la teneur du colis, eut en retour un rictus dégoûté.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Le fémur d’une petite comptable, répondit le policier. Je l’ai reçu hier par la poste.

— Une comptable !

— Johann Griffith, assassinée il y a une dizaine de jours. Elle travaillait sur le projet de Karikari Bay.

Si les autres se taisaient, engoncés dans leur colère, Ruppert Murdell voulait être sûr de comprendre.

— Ce qui veut dire ?

— Que celui ou plutôt ceux qui ont assassiné le notaire continuent leur petit jeu de massacre : non seulement ils connaissent nos agissements, mais en plus ils nous narguent.

Le magnat de la presse détacha ses yeux du colis entrouvert.

— La presse indépendante est au courant ?

— Non, répondit Timu. Mais ils nous tiennent.

Une ombre passa sur le visage du maire. Il regrettait toute cette histoire. Son père prit les devants : il se tourna vers Timu, instigateur de cette escapade nocturne.

— J’imagine que si vous nous avez réunis ici ce soir, c’est que vous avez quelque chose à proposer…

— Oui, renchérit Melrose. Cette situation ne peut plus durer : alors ?

Timu alluma un cigarillo. La sueur coulait le long de son cou. Une chouette hulula depuis le parc. La nuit était tombée sur la maison isolée mais il n’y avait pas de chouette dans le parc — pas plus que de hibou. Deux coups de feu retentirent au loin. Ils provenaient de l’entrée du parc. D’un bond, les cinq hommes furent debout.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

Un vent de panique traversa l’assemblée.

— Asseyez-vous, ordonna Timu.

Il tenait un revolver à la main.

— Mais…

— Ne m’obligez pas à tirer, lâcha-t-il d’une voix forte. Je vous ai dit de vous asseoir.

Les hommes s’agitèrent. Le chef de la police les menaçait d’une arme et Mitchell n’en revenait pas. Melrose fut le premier à réagir : il se précipita vers la porte vitrée du salon, qui aussitôt vola en éclats.

— La prochaine ne ratera pas sa cible, prévint Timu.

Melrose s’immobilisa sur le parquet lustré, furieux.

— Jetez votre arme à terre. Tout de suite !

— Si c’est une plaisanterie, commenta Ruppert Murdell, je…