— Ce n’est pas une plaisanterie, gronda le Maori. Jetez votre arme, Melrose, je ne le répéterai pas !
Le businessman s’exécuta à contrecœur.
— Vous êtes fou, dit-il en prenant place sur le canapé.
Aucun d’eux n’était armé, les autres ne s’étaient pour ainsi dire jamais battus de leur vie : même à cinq, comment s’échapper ? Et que faisaient leurs gardes du corps ?
Depuis le fauteuil de cuir où Timu le consignait, le maire reprenait des couleurs.
— Comment osez-vous ? ragea-t-il. Comment vous, qui me devez tout, pouvez-vous nous trahir ?
Le Maori ne répondit pas. Le chef de la police d’Auckland ne se faisait aucune illusion sur sa carrière — elle était déjà terminée. Sa vie suivrait. En attendant, il sauverait Mark.
Murdell fulminait. On l’avait attiré dans un traquenard. Dans la tourmente, seul Michael Lung semblait garder son sang-froid ; depuis qu’Ann Brook avait été éliminée, il s’était préparé à tout. Au pire, mais sûrement pas à ça : surgissant de toutes parts, un groupe d’une dizaine d’hommes investit le salon.
Combinaisons sombres, cagoules, arme automatique au poing, les membres du commando les regroupèrent avant de désarmer le policier qui, tête basse, donna son arme de service. De nouveaux coups de feu déchiraient la nuit. Un homme de forte corpulence planta alors son pistolet-mitrailleur dans les reins du maire.
— Dites à vos gardes du corps de cesser le tir : tout de suite.
Un coup de crosse le poussa vers le hall. Phil O’Brian boita jusqu’au seuil de la propriété, un cri dans les reins. Il vit Mitchell et un homme de Murdell revenir en courant vers le perron, un revolver à la main, visiblement paniqués : ils stoppèrent en apercevant le maire et le fusil-mitrailleur planté sous sa glotte.
— Baissez vos armes, dit-il, inutile de résister.
Les gardes du corps hésitèrent un instant, puis obtempérèrent. Quand O’Brian rejoignit le salon, les autres n’avaient pas bougé d’un pouce. L’atmosphère était à la suspicion et les regards louchaient vers Timu, qui avait vieilli de dix ans.
— J’espère que vous savez ce que vous faites, glapit Melrose à ses côtés.
Un Maori de taille plus modeste apparut entre les têtes : Joseph Nepia. Ses longs cheveux gris tressés pour l’occasion, un air de triomphe irradiait son visage découvert.
Jon Timu s’était imaginé un vieil illuminé à la peau fripée de mokos mal bleuis par l’épreuve du temps ; l’homme qui se posta devant eux avait des traits étonnamment lisses, réguliers, un visage sans âge qui semblait resurgir du passé.
Zinzan Bee avait été son premier disciple, un disciple un peu trop zélé, imprudent de nature et beaucoup trop pressé d’en finir avec les pakehas — à tel point qu’obnubilé par sa vengeance il avait failli tout faire rater : Fitzgerald leur était tombé dessus, créant un véritable carnage. Nepia avait heureusement récupéré le corps du disciple et surtout sa tête, dans la forêt où il l’initiait aux rites…
— Qui êtes-vous ? demanda le premier Melrose.
— Peu importe… Nous sommes tous déjà morts…
On le regarda sans mot dire, stupéfait, méfiant. Le vieil homme jaugeait l’assemblée. Il prit un air contrit, presque fataliste.
— Malentendus, escroqueries, ventes frauduleuses, acquisitions par la force, guerres, traités partiaux… De tout temps vos gouvernements n’ont rien respecté. Aujourd’hui notre peuple agonise sur les ruines de son histoire. Votre monde ne nous tolère plus. Nous n’en avons plus pour longtemps mais nous ne quitterons pas Papatuanuku[40] sans combattre…
Tout à sa vengeance, la face du tohunga s’éclaircit brièvement. Sa voix était douce, ses yeux presque mélancoliques… Difficile de dire si cet homme était fou ou s’il représentait le dernier rempart des peuples opprimés.
— Qu’est-ce que c’est que cette mascarade ?! aboya Murdell.
Une rafale claqua dans le jardin. Timu s’interposa à son tour.
— Où est mon fils ?
Nepia eut un sourire médiocre.
— Ne vous en faites pas, répondit-il d’une voix parfaitement calme : il est entre de bonnes mains…
— Nous avons conclu un accord ! protesta le Maori.
— Que vous retrouviez votre fils, oui… Allez, s’agaça-t-il soudain, ne perdons pas de temps !
Les hommes cagoulés leur firent signe d’avancer. Melrose voulut savoir où on les menait mais de violents coups de crosse s’abattirent sur lui : l’écrivain avait beau se protéger la tête, son oreille et son arcade étaient déjà en sang.
— Pas de questions ! hurla Nepia.
Les six hommes quittèrent le salon, abasourdis, et sous bonne escorte marchèrent jusqu’au van qui attendait dehors. Leurs poils se hérissèrent lorsqu’ils virent les corps étendus sur la pelouse, criblés de balles : Mitchell, tous les autres, abattus d’une rafale… D’un coup de hache, on leur coupa la tête.
Jon Timu comprit alors qu’on ne lui rendrait pas son fils. Nepia était un fou.
Un fou dangereux.
14
En traquant Kirk, Fitzgerald avait croisé la route de Zinzan Bee. Complice ou pygmalion du jeune tueur polynésien, l’ancien activiste maori vivait sous la férule de Nepia — c’est lui qui les avait initiés au culte d’Hauhau. Découvrant le charnier où ils exécutaient leurs victimes, Fitzgerald avait éliminé Kirk mais aussi Zinzan Bee, comme il l’avait prétendu lors de son dernier contact radio. Seulement Nepia avait escamoté le cadavre afin de réaliser ses fameux mokomokais. Fitzgerald connaissait-il l’existence du vieux tatoueur ? L’avait-il fait chanter ? Osborne n’en savait rien. Le suicide de son ami restait un mystère mais la question aujourd’hui n’était plus d’actualité : car si Nepia avait pris le risque de passer derrière Fitzgerald pour récupérer les corps des guerriers morts au combat, cela signifiait aussi qu’il chercherait à récupérer celui de Tagaloa.
Amelia.
Elle était seule avec le cadavre.
Osborne sortit en coup de vent de l’aéroport. Il avait perdu de précieuses heures à attendre le prochain vol pour Auckland, le portable de la biologiste ne répondait pas et il voyait des morts partout.
Il se jeta sur le siège encore tiède de la Chevrolet, vida la bouteille d’eau achetée à la boutique de l’aéroport et quitta le parking en trombe. Il lui restait quelques cachets mais rien pour faire passer l’angoisse. Il alluma une cigarette, serra les dents et ses mains sur le volant. Peu de voitures à circuler sur le motorway.
C’était aujourd’hui la fête nationale, le jour où fut signé le traité de Waitangi, cédant l’essentiel du pays des Maoris à la reine d’Angleterre. Voilà pourquoi Nepia et sa clique avaient quitté leur repaire de Great Barrier précipitamment : ils agiraient aujourd’hui, sur le continent. Un acte symbolique susceptible de sensibiliser l’opinion à la condition autochtone, de réveiller la résistance, quitte à sacrifier la nation maorie dans un suicide collectif.
Les buildings d’Auckland se profilaient à l’horizon vaporeux. Osborne écrasa sa cigarette en fuyant son visage dans le rétroviseur. L’air de la mer par la vitre lui donna un coup de frais, comme un avant-goût de caveau.
Te Atatu.
Les fleurs blanches des kamahis dansaient dans la brise du soir. La Honda d’Amelia était garée sous les bouleaux, à la même place que ce matin. Osborne marcha jusqu’à la maison et entra sans sonner. Il fit un pas dans la pièce et, d’instinct, sa main se colla à son arme. Il vit d’abord la traînée de sang sur le parquet peint, puis les jambes qui dépassaient du bar. Il se précipita.