Amelia était allongée là, désarticulée, baignant dans une mare de sang. Sans tête, c’est comme si son corps n’avait pas de sens.
Osborne chancela. Le spectacle de ce buste décapité lui soulevait le cœur. Il manqua de vomir, incapable de détacher ses yeux du cadavre.
Aucun son dans la pièce. Il la regardait étendue sur le sol mais Amelia n’était pas complètement là : il en manquait un bout. Il manquait le plus important. Osborne tomba à terre sans même s’en rendre compte, se pencha sur elle comme pour l’embrasser mais il n’y avait plus de bouche, plus rien. Qu’une mare de sang. Il se sentit soudain gauche et maladroit avec ce bout de femme raccourci : il ne savait plus comment s’y prendre, il ne savait plus par quel bout la prendre. Asphyxié par la vision d’épouvante, Osborne la saisit à bras-le-corps, en serrant contre lui ce monstre qui n’y pouvait rien, le berça longuement…
Ils n’avaient pas simplement partagé un bain de sperme l’autre nuit : Amelia lui avait offert sa vie. Elle l’avait dans la peau, c’est ce qu’elle lui avait dit… La mort : voilà comment il la remerciait.
Osborne gémissait doucement en berçant son amour, il pataugeait dans son sang, il y en avait partout, sur le rebord de la cuisinière, sur les murs, ses mains, sa chemise, il en avait aussi sur son cou et Amelia semblait bien vivante contre lui, encore chaude, si bien qu’un instant il ne sut plus qui tremblait, qui serrait qui, ni pourquoi.
Des larmes coulaient mais ça ne servait à rien : il relâcha soudain son étreinte et le corps décapité retomba sur le sol, dans sa flaque.
Le monstre.
Osborne sortit de la maison, hagard. Ses pas ne se comprenaient plus, ils se déliaient un à un sous les bouleaux, sans ressort. Le crépuscule tombait sur l’océan, l’écume avançait à petites foulées sur les rochers, et tout était de sa faute.
Le monstre.
Il mit un certain temps avant de se calmer les nerfs. Les bruits lui revinrent au compte-gouttes, celui de la mer, des oiseaux. Enfin, il se résigna à retourner vers la maison.
Son instinct de flic reprit le dessus, le temps de comprendre ce qui s’était passé. Amelia avait été tuée ici, entre la porte qui menait à la cave et la cuisine. L’entrée du vestibule avait été forcée : sans doute l’avait-on surprise alors qu’elle remontait du labo. Le sang avait commencé à coaguler sur le parquet. Décès estimé à plusieurs heures. Le cou avait été tranché nettement. Artères et tendons sectionnés au même niveau. Décapitée à la hache, probablement… Osborne retint la boule de graisse fichée dans sa gorge et descendit à la cave.
Le cadavre de Tagaloa avait disparu de la table d’autopsie : on était venu chercher sa tête.
Sa faute.
Tout était de sa faute.
Les trottoirs du quartier résidentiel étaient vides, le ciel comme du charbon. Osborne roulait dans un état de confusion proche de l’hébétude. Arrivé à l’angle de Castel Drive, il gara la Chevrolet et marcha d’un pas traînant jusqu’au portail de bois blanc ; la maison de Tom Culhane se situait au fond du cul-de-sac.
Il était à peine dix heures mais aucune lumière ne filtrait des fenêtres ouvertes. Seules les persiennes de l’étage étaient fermées — la chambre à coucher. Quelques moustiques vrombissaient au gré du jardin. Osborne évalua la façade, puis força sans mal la porte coulissante de la terrasse. Le sentant venir de loin, le labrador avait déjà bondi du canapé où il dormait.
— Du calme…
La queue de Tobby avait déjà balayé le guéridon du hall, le napperon et son vase à dix cents. Il fit sortir le jeune chien, referma la baie vitrée sous le regard éploré de l’animal et, la salive mêlée de sang, grimpa à l’étage.
Tom Culhane venait de s’endormir, en proie à des rêves délicieux. C’était la première fois depuis des années qu’il s’endormait ainsi, et pour cause : contre toute attente, alors que l’espoir s’était réduit à une peau de chagrin, sa femme venait de tomber enceinte. Le docteur Boorman non plus ne comprenait pas : un miracle. Les analyses étaient pourtant mauvaises, mais ce que femme veut… Ils avaient fêté la nouvelle au champagne. Tom avait insisté pour qu’elle boive au moins un verre, Rosemary était tellement contente que dans la confusion elle s’était déjà mise au régime sec, ils avaient dîné aux chandelles, comme avant, puis ils avaient fait l’amour dans la chambre — bien sûr que non ça n’allait pas abîmer l’embryon —, avant de s’endormir, vidés, heureux.
Tom rêvait sans doute à l’enfant qu’ils auraient quand une main se posa sur sa bouche ; il eut un geste brusque en voyant le visage d’Osborne au-dessus de lui, l’index sur les lèvres, qui très vite lui fit signe de sortir.
Le rouquin se tourna vers Rosemary ; loin de se réveiller, sa femme dormait à poings fermés. Tom se ressaisit. Il se glissa hors du lit et, prenant soin de ne pas déranger sa femme, suivit l’ombre sur le palier.
— Paul, mais qu’est-ce que tu fais là ?!
Osborne se tut et l’entraîna vers le jardin, où attendait Tobby. La pelouse était humide et le visage d’Osborne bien pâle sous la lune.
— Qu’est-ce qui se passe ? chuchota Culhane.
— On a interrogé Umaga ?
Le type qu’il avait sorti des griffes de Gallaher.
— Tu n’es pas au courant ? s’étonna Tom. Il s’est suicidé. À peine sorti de son anesthésie. Il a apparemment réussi à subtiliser une seringue. On ne sait pas ce qu’Umaga avait à cacher mais il s’est injecté une bulle d’air. Mort avant la visite de l’infirmière de service… C’est pour ça que tu me réveilles en pleine nuit ?
Osborne grimaçait dans la pénombre du jardin. Ça n’avait de toute façon plus d’importance.
— J’ai besoin de ton aide, dit-il.
Tom secoua la tête — c’était bien la première fois qu’il avait besoin de lui.
— Ça ne peut pas attendre demain ? dit-il tout bas. Rosemary vient d’apprendre qu’elle est enceinte, elle risque de s’inquiéter si je…
— Non, ça ne peut pas attendre demain. Ce n’est pas Zinzan Bee qu’il fallait chercher mais Nepia, un vieux tatoueur de South Auckland. Je t’expliquerai tout dans la voiture : pour le moment, habille-toi.
Tom frissonna dans son pyjama à rayures. Tirés du lit, ses pieds étaient pleins d’aube.
— Pour aller où ?
— Je t’expliquerai.
— Mais…
— Il me faut aussi des balles. Des balles de .38. Je n’en ai plus.
Culhane tergiversa sur son coin de pelouse. Tout allait trop vite et il n’avait aucune envie d’abandonner Rosemary. Encore moins maintenant qu’elle portait leur enfant.
Ombre froide sous la lune, Osborne le regardait avec ses yeux de cinglé. Bizarrement, il lui parut plus grand que nature…
— Bon, acquiesça Tom.
Sur la pelouse, Tobby secouait la tête comme s’il courait : Osborne retint le labrador tandis que son maître partait se changer.
Culhane revint bientôt, vêtu d’un jean et d’un pull léger, une boîte de cartouches dans les mains. Il avait aussi son arme de service, un .38 Special. Osborne fourra la moitié des balles dans ses poches. Tom le regardait faire, quelque peu éberlué par son intrusion. Ce n’était pas le moment mais ce ne serait jamais le moment.
— Tu cherches quoi au juste dans cette affaire ?
— Ma femme, répondit Osborne.
— Ta femme ?