— Elle est avec les tueurs, dit-il sans ciller. Il faut que je la sorte de là.
Tom avait l’air embêté dans son pull trop petit. Il se pinça la lèvre.
— Paul, j’ai fait des recherches… Tu n’as pas de femme. Tu n’as même jamais été marié…
Osborne avait fini de charger son arme.
— Qu’est-ce que ça peut foutre ?
Il fila vers le portail.
Culhane soupira.
Tobby, lui, se roulait dans l’herbe.
Ils prirent la Ford, plus rapide. Culhane conduisait. Quittant la ville, Osborne lui dit ce qu’il savait. Les hommes de Nepia avaient quitté Great Barrier par bateau : plein nord, c’était leur cap. C’était aussi la direction de Karikari Bay, où Nick Melrose faisait construire le plus vaste chantier hôtelier de la péninsule. Les collines qu’on faisait sauter à la dynamite pour monter le projet immobilier abritaient d’anciens pas maoris. Des contestataires menés par un ancien tatoueur reconverti dans le culte antibritannique d’Hauhau cherchaient à bloquer le processus par un acte d’envergure qui aurait lieu aujourd’hui, jour de fête nationale censé honorer les accords de Waitangi. Le lieu et la date ayant une teneur symbolique, Nepia frapperait pour révéler aux consciences endormies la condition des peuples indigènes. À sa manière : celle d’un fanatique.
Ils filaient plein pot sur le motorway désert. Tom posait peu de questions — Osborne avait réponse à tout. Samuel Tukao, Johann Griffith, l’ablation des fémurs pour tatouer les adeptes selon les anciennes traditions, le policier écoutait, les mains crispées sur le volant de la Ford. La hache de Melrose avait été dérobée avec le concours involontaire de sa fille Melanie, qui avec Ann Brook retrouvait la jet-set locale au Phénix, un club échangiste sous protection policière. Ironie du sort, Timu protégeait un lieu dont le portier était lui-même adepte de la secte. C’est Tagaloa qui avait fait le double des clés de la maison. Quant à la hache du vieux chef de guerre, elle servirait à couper des têtes. Celle d’Amelia Prescott était déjà tombée et ils ne s’arrêteraient pas en chemin.
Tom avait dégluti, à court de mots : Amelia, morte. Il eut à peine le temps de gamberger. Osborne poursuivit son exposé, tout en pierre. Ann Brook n’avait pas été assassinée par des repris de justice issus de la communauté maorie, comme on voulait le leur faire croire : la mère de l’un d’eux n’était même pas au courant des remises de peine et les rapports d’autopsie du coroner étaient faux, ou plutôt truqués. Ann avait consommé plusieurs substances qui ne figuraient pas dans les analyses le soir du meurtre, on avait retrouvé trois spermes différents dans son corps mais il en manquait un : le sien. Il était avec elle avant la party chez Julian Lung. Ils s’étaient rendus au club échangiste ensemble, mais l’information n’avait pas transpiré. On n’avait interrogé personne car le Phénix était fréquenté par les huiles locales — Lung, les fils O’Brian. Les médias pouvaient relayer la campagne du maire sur le thème de la tolérance zéro mais pas fourrer leur nez dans les affaires de ceux qui la mettaient en place.
Melrose finançait la campagne de réélection via les valises tirées du chantier en construction, Lung s’occupait de la communication et les médias du reste de la propagande. Le meurtre odieux d’Ann Brook tombait à pic. Tout était programmé, parfaitement organisé : Phil O’Brian annonçait qu’il partait en guerre contre une population jugée menaçante, quelques jours plus tard on retrouvait le corps d’un jeune mannequin sauvagement violé et assassiné, une fille d’origine maorie qui essayait justement de s’en sortir, un beau symbole d’acculturation, bien dans l’esprit des commanditaires de l’opération. Dès lors, on avait sorti trois pauvres types de prison, des Maoris pure souche qu’on avait drogués et tenus au secret pendant quelques jours, le temps de créer des indices concordants, avant de les jeter dans la fosse aux lions.
Gallaher était chargé de les abattre mais, en intervenant, Osborne avait réussi à en sauver un, Umaga, un pauvre gars complètement paniqué qui n’avait pas eu le temps de parler. Gallaher et Timu étaient de mèche avec le maire, son conseiller en communication et leur principal bailleur de fonds, Nick Melrose. Les policiers se chargeaient du terrain, les autres des médias, de l’opinion publique et de l’argent. Le climat de terreur et d’insécurité mis en place, ne restait plus qu’à récolter les votes, soit dit en passant parfaitement démocratiques.
Culhane était de plus en plus nerveux à mesure qu’ils s’enfonçaient dans la campagne. Osborne fumait cigarette sur cigarette, cadavérique dans la pénombre de l’habitacle. Il poursuivit son récit. On avait donc choisi Ann Brook comme victime. Elle était la maîtresse de Michael Lung mais l’écervelée parlait trop. Par le biais du publicitaire, de Melanie Melrose ou des jumeaux O’Brian, Ann avait eu vent de choses qu’elle n’aurait jamais dû savoir. Le jeune mannequin devenait dangereux, en même temps qu’une cible idéale : en l’éliminant, on horrifiait une population déjà ébranlée par une série d’événements sanglants et on s’ôtait une sérieuse épine du pied.
Osborne ne savait pas qui avait eu une idée si tordue, si Lung avait eu son mot à dire dans l’affaire, toujours est-il qu’on avait monté le coup de toutes pièces. Ann Brook n’avait pas été victime d’un meurtre crapuleux mais d’un groupe d’intérêt politico-économique dont la famille O’Brian, Melrose et Timu étaient les têtes pensantes. Au bout du compte, chacun y trouvait son compte : O’Brian en étant réélu, Melrose en développant son business tout en assouvissant sa haine des faibles, en particulier des Maoris dont il collectionnait les œuvres colonialistes et les reliques comme autant de trophées arrachés à l’ennemi, Lung en devenant le leader incontesté du marché publicité-communication. Quant à Timu et Gallaher, en plus d’un joli plan de carrière, leur compte en banque devait avoir sérieusement gonflé…
Tom écoutait toujours, le cœur tirebouchonné sur le siège de la Ford. Osborne n’avait pas tout dit. De fait, il alluma une cigarette avant d’en finir.
Tout aurait pu se dérouler comme prévu s’il n’était pas tombé sur Ann Brook le soir du meurtre. Seulement il était là, il avait traîné avec elle une bonne partie de la nuit, jusqu’à ce fossé où il avait sombré corps et âme. Ce qui s’était passé exactement, il ne pouvait le dire. Ce qui est sûr, c’est qu’Ann n’avait pas été tuée dans le pavillon où squattaient les trois repris de justice, mais sur un terrain vague du quartier de Ponsonby, après la fête de Julian. Les tueurs la suivaient probablement depuis le club privé où ils savaient qu’elle irait, attendant le moment propice. Seulement Osborne avait débarqué à l’improviste sur le chantier ; les tueurs étaient encore présents sur les lieux du crime, Ann Brook aussi. Ils auraient pu lui régler son compte mais il était armé et on avait besoin de lui — il était alors sur une piste encore inexplorée, celle de Pita Witkaire. On l’avait donc épargné, non sans saccager sa chambre d’hôtel et semer la confusion dans son esprit déjà tourmenté, un coup de folie censé l’éloigner de l’affaire Brook où, Osborne le savait en connaissance de cause, il pouvait devenir un suspect en puissance…
Il avait fait exactement l’inverse de ce que l’on attendait de lui : plutôt que de faire profil bas et de se concentrer sur ses affaires, il avait cherché à savoir ce qui s’était réellement déroulé cette nuit-là. Approchant dangereusement de la famille Lung et du club échangiste, n’obtenant pas de résultats concrets quant à l’enquête pour laquelle on l’avait embauché, ou cachant ses découvertes, on avait finalement choisi de l’éliminer. Mais il avait échappé à Gallaher et à ses sbires, puis trouvé en Amelia une alliée. La seule.