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Il cracha la fumée de sa cigarette à son visage.

— Car c’est toi, Tom, dit-il : c’est toi qui es venu ce soir-là saccager ma chambre d’hôtel. Toi qui as tordu le cou et dépecé la chatte dans la baignoire. Il n’y a pas de veilleur de nuit à l’hôtel Debrett, tu le savais et tu connaissais le code d’accès. Tu étais censé m’aider dans mes recherches, tu étais surtout là pour me surveiller et rapporter mes faits et gestes à Gallaher. Tu étais avec lui et les autres sur le terrain vague la nuit où Ann Brook a été tuée, n’est-ce pas ? Et c’est toi qu’on a chargé de la petite mise en scène…

Tom avait les mains moites mais à cent trente à l’heure sur la route déserte, que pouvait-il faire ? Sur le siège voisin, Osborne avait son calibre à la main et le regardait d’un œil sinistre. Inutile de nier, il savait tout.

— J’ai fait ça pour Rosemary, expliqua-t-il, la gorge soudain sèche. Elle ne pouvait pas avoir d’enfant et avec les assurances maladie, les traites de la maison, on n’aurait pas pu se payer le meilleur spécialiste du pays. Je… (Sa voix tremblait.) Je suis désolé…

Désolé. Tom le débonnaire était désolé.

Une voix crachota alors dans la radio reliée au central. La standardiste de l’équipe de nuit informait les patrouilles que le capitaine Timu avait disparu et, selon un code visiblement préétabli, on pressait les équipes de rejoindre Long Bay, une propriété près du parc national. Si un plan avait été dressé, il avait manifestement raté…

Osborne et Culhane arrivaient du côté de Whangaroa, à une soixantaine de kilomètres de la péninsule. Loin, très loin de Long Bay.

La nuit était noire, ils avaient couvert une bonne partie du chemin. Osborne braqua son revolver sur la tempe du rouquin.

— Arrête-toi, dit-il.

Culhane tressaillit au contact de l’acier.

— Qu… quoi ?

— Arrête-toi, je te dis.

Les mains du sergent palpitaient sur le volant. Il ralentit l’allure mais ne stoppa pas.

— Non, dit-il en secouant la tête, exsangue. Rosemary va avoir un enfant : tu ne peux quand même pas… Paul…

Sa voix ne pesait pas lourd dans l’habitacle. Osborne ricana malgré lui. Ils roulaient maintenant au ralenti. Pauvre Tom.

— T’en fais pas, mon gros, siffla-t-il d’un air mauvais : je ne vais pas t’abattre comme un chien sur le bord de la route. Arrête, je te dis !

Culhane pila. La Ford fit une brève embardée avant de s’arrêter sur le bas-côté. Rase campagne. Dehors tout était calme, presque trop.

— Pose ton calibre sur le vide-poches, fit Osborne. Avec deux doigts, tout doucement…

Le sergent obéit, des nœuds dans le ventre. Osborne le braquait de son arme, deux lueurs glacées au fond de ses foutus yeux jaunes. Le moteur tournait encore. Tom attendit, les mains sur le volant, comme on attend un jugement.

— Karikari Bay n’est plus très loin maintenant, proféra Osborne. Je suis à peu près sûr que Nepia et sa clique sont là-bas. Sans doute nombreux et armés. Tu as ton portable : le temps de rameuter les unités spéciales, vous pouvez m’y rejoindre d’ici deux ou trois heures. Laisse ton portable ouvert, j’enverrai un message pour confirmation… (Il marqua une pause.) Maintenant fous le camp.

Tom expulsa l’air qui lui comprimait la poitrine : il lui laissait la vie sauve.

Le sergent ouvrit la portière de la Ford et s’extirpa du siège où la peur l’avait collé. Il ne pensait pas au gang de Maoris, à Karikari Bay, juste à sauver sa peau.

Dehors le vent soufflait par bourrasques. Il recula sur la route déserte tandis qu’Osborne prenait place au volant. Un lapin traversa l’asphalte, inconscient. Culhane attendait qu’il parte, les jambes en coton au milieu de la nationale. Osborne lui jeta un dernier regard, comme un caillou.

— J’ai couché avec ta Rosemary l’autre soir, dit-il soudain, dans la cuisine. Pendant que tu dormais… L’enfant qu’elle attend n’est pas de toi, mais de moi.

— Hein ?

— Tu pourras t’en rendre compte dans neuf mois, si tout va bien, dit-il en enclenchant la première. Un petit souvenir de notre collaboration, connard !

15

Des oiseaux de nuit sautillaient sur le golfe de Karikari Bay. Quelques véhicules de standing erraient devant le lounge et le restaurant qui jouxtaient les pelouses impeccables du très select complexe sportif. Minuit passé : Osborne se massa les nerfs de la tête. Il avait déplié une carte d’état-major sur le vide-poches de la Ford et, les reins rompus par le voyage, évaluait la distance qui le séparait des pas maoris.

Les hommes de Nepia devaient contrôler la piste menant au chantier, seul accès au site, mais en longeant la côte il était à peine à une demi-heure de marche… Il vérifia le bon fonctionnement de ses armes, deux .38 Special, et laissa la Ford à son parking. Un chemin serpentait entre les greens. Des crampes d’estomac l’accompagnèrent jusqu’à la mer.

Osborne marcha un moment le long de la plage, réveillant des oiseaux assoupis et quelques vieilles douleurs. Il pensait à Amelia, à sa tête qu’il ramènerait au monstre, ce bout d’elle qui lui manquait… Des nuages anthracite émiettaient la lune, fébrile sous les nuages intermittents. Avec la nuit le vent s’était levé, soulevant ses odeurs d’algues et de sel. Il enjamba les obstacles dressés sur sa route, on y voyait à peine dans l’obscurité. Les vagues frappaient la côte, en revenaient toutes blanches. Il n’avait plus d’amphétamines mais des montées d’endorphine lui inventaient d’autres vertiges. La topographie des lieux changea brusquement : le bush avait rogné la plage et tombait maintenant à flanc de colline. Osborne dut escalader des rochers, toujours plein nord, se mêla aux lianes et aux branches qui lui cinglaient le visage. S’accrochant à sa veste, les ronces faisaient tinter les balles au fond de ses poches. Il avançait péniblement parmi les épineux, en ressortait griffé, couvert d’échardes. Il était devenu l’écume du bush. La côte était pourtant là, toute proche, on entendait le bruit du ressac et les oiseaux noctambules qui battaient de l’aile à son approche… Un murmure stoppa net son avancée.

Il se tint immobile : le vent lui ramenait les sons… Des voix, au loin, vite doublées par le fracas des vagues sur la plage…

Un nuage noir dissipa la lune. À croupetons, prenant soin d’éviter les branches mortes comme des mines sous ses pieds, Osborne se glissa vers le rivage. Les voix se firent plus distinctes : il atteignait enfin le site.

Relevant la tête, il aperçut bientôt les cabanons du chantier, et le groupe d’hommes agglutinés au pied de la colline. Une masse opaque se découpait dans le ciel en colère. Éclairés par des torches, ils étaient au moins une vingtaine, des Maoris aux visages tatoués. Ceux qui portaient des uniformes sombres se tenaient en retrait, les autres, torse nu, formaient un cercle autour d’un homme. Caché par les dos musculeux, celui qui semblait être le maître de cérémonie parlait d’une voix monocorde. Du dialecte maori. Des mots immémoriaux qu’Osborne ne saisissait pas bien, des mots d’une autre époque, rituel ancien où l’on appelait les esprits favorables avant le combat.

La cérémonie du pure

Ils étaient là, les adeptes d’Hauhau… Osborne envoya un message de confirmation à Culhane et avança jusqu’à l’orée du bush. Il cessa alors de penser : autour de lui, même les grillons s’étaient tus. Il crut sentir une présence dans son dos ; il se retourna mais ne vit rien que les ténèbres. La peur. Il serra son arme dans sa paume : elle était maintenant sèche comme du bois. Il se glissa à l’ombre de la lune.