Les Maoris s’étaient regroupés au pied de la colline. Un pan entier avait déjà été dévasté par la dynamite. En vue de la prochaine destruction, les ouvriers avaient creusé une galerie qui s’enfonçait au cœur des anciens pas. Osborne stoppa à environ cent mètres, séparé de la troupe par les baraquements de préfabriqué et les premières fondations du complexe hôtelier. Il distinguait la mer à sa gauche, la forêt à droite, îlot noir dans les ténèbres… Le cercle des Maoris s’écarta tout à coup : six hommes apparurent à la lueur des flambeaux. Malgré ses épaules voûtées, Osborne reconnut la tignasse argentée du maire. Melrose suivait, une méchante blessure à la tête… Lung, O’Brian, Timu, ils étaient tous là, les mains liées dans le dos, terrorisés.
On les jeta au milieu du cercle. Les hommes tatoués attendaient sous le crépitement des torches. Nepia entonna alors une sombre mélopée, bientôt reprise par les disciples. Le chaman tenait une écuelle à la main, qu’il présenta aux élus : les initiés s’agenouillèrent et, la tête en arrière, attendirent qu’on leur souffle la poudre brune dans les narines. Timu et les autres observaient la cérémonie, atterrés. Pris de convulsions, les Maoris aux torses huilés vomirent sur le sol. Un murmure grandit depuis la petite foule lorsque Nepia s’injecta à son tour la poudre hallucinatoire. On releva les six initiés, qui s’inclinèrent devant le tohunga. Au plus fort de la transe collective, Nepia était le prophète réincarné.
— Venez et assemblez-vous au grand souper de Dieu !
La voix de Nepia tonnait dans la nuit. Des phrases tirées de l’Apocalypse, que les adeptes psalmodiaient à sa suite. Les prisonniers se tenaient les uns contre les autres au centre du cercle qui, avec la transe, allait s’élargissant. Osborne vit alors les têtes disposées autour d’eux, des têtes humaines qui, plantées sur des pics à hauteur d’homme, semblaient narguer les malheureux. Il y avait là les mokomokais de Zinzan Bee et des guerriers abattus par Fitzgerald, ces figures hideuses aux lèvres cousues qu’il avait dénichées dans l’atelier de Great Barrier, il y avait aussi des têtes fraîchement coupées : celles des hommes qui travaillaient sur le chantier, des gardes du corps, la tête de Josie, l’éducatrice, et, plus petite, celle d’Amelia… Osborne serra les dents depuis les épineux, deux calibres 38 dans les mains.
Au pied de la colline, Nepia en appelait au divin, aux esprits qui peuplaient son imaginaire délirant. Une clameur ponctua son chant de mort. Épouvantés par les yeux révulsés des Maoris, les prisonniers ne formaient plus qu’une masse compacte. Ils se recroquevillaient sur le sable, comme les sujets d’une expérience qu’on taquinait du scalpel. L’un d’eux implorait, d’autres gémissaient. Seul Timu restait debout, le regard fixe sous les torches. Enfin, le chaman brandit son arme vers le ciel sans étoiles : Tu-Nui-a-Ranga, la hache de guerre des ancêtres.
— Voici la robe teinte de sang ! La robe où le Verbe de Dieu, en sortant de ma bouche, frappera les nations ! Avec une verge de fer ! Car nous ne mourrons pas ! Du moins pas seuls ! Venez ! Venez et assemblez-vous pour être au grand souper de Dieu ! Car nous ne mourrons pas, du moins pas seuls !
Les guerriers exultèrent. Ils n’allaient pas demander une vaste rançon compensatoire en échange de leurs prisonniers : ils allaient les exécuter…
Chassant le visage exsangue d’Amelia au bout de la lance, Osborne balaya le site. Il avait beau chercher sous les torches, Hana ne figurait pas parmi les Maoris. Elle était pourtant ici, quelque part. Il vit un lot de palettes empilées sur les fondations, puis les baraquements des ouvriers en enfilade le long de la plage : l’un d’eux était faiblement éclairé. Gardant la porte, un homme en combinaison noire épiait la côte comme si un quelconque danger pouvait venir de la mer, un pistolet-mitrailleur à l’épaule.
Osborne vissa le silencieux au canon du revolver et rampa sur le sable frais…
Un excellent tireur, avait dit Timu : cessant de respirer, il se tint en position et logea une balle entre les deux omoplates. La sentinelle tomba aussitôt sur le sable, les genoux à terre. Le second projectile lui perfora le cœur.
Mark tournait en rond, de plus en plus nerveux à mesure que la nuit tombait. La cabane des ouvriers était exiguë, ça sentait la terre remuée et la sueur froide, le gamin était fatigué, il suffisait de voir sa tête, mais les tranquillisants n’avaient toujours aucun effet sur lui.
— Il est où mon père ? demanda-t-il pour la centième fois. Je veux le voir ! insista-t-il. Et Josie aussi ! J’en ai marre moi, hein ! J’en ai marre !
La colère lui abîmait les yeux. Hana fouilla nerveusement les poches de sa veste : où avait-elle fourré ces maudits cachets… Mark n’avait peut-être pas toutes ses facultés mais il avait compris depuis longtemps que quelque chose n’allait pas ; la virée à la mer avec Josie n’avait, il est vrai, pas duré longtemps, il ne l’avait d’ailleurs plus revue et sa nouvelle éducatrice lui faisait peur. Le pauvre gosse était loin de se douter qu’il lui devait la vie et que sans son insistance on l’aurait décapité, comme les autres. Un simple sursis. Car Nepia l’éliminerait lui aussi, une fois que toutes les têtes ennemies seraient plantées au sommet de la colline sacrée, exhibées aux yeux du monde.
Le cauchemar touchait à sa fin. Seulement Mark n’avait rien à voir là-dedans : fils de kupapa ou pas, tout ce qui l’intéressait, c’était ses putains de séries télé.
Hana se demandait comment elle allait se débrouiller pour l’emmener quand elle entendit une sorte de sifflement dehors, suivi d’un bruit de chute… La Maorie oublia un instant l’adolescent en colère et, lui intimant de la boucler, ouvrit la porte du cabanon. Un corps jonchait le sable, parfaitement immobile. Hana se pencha et vit le dos de l’homme, troué par deux balles de gros calibre. La sentinelle.
Le contact froid d’une arme se posa alors contre sa tempe.
— Un cri et tu es morte.
Osborne saisit Hana à la gorge et, d’un jet, l’envoya valser à l’intérieur du cabanon.
Elle retint son souffle. Paul. Paul Osborne : de la peur jusqu’à l’os, un .38 à silencieux à la main et deux boules de feu dans les yeux.
— On m’a dit que tu étais rentré, dit-elle sans amertume : j’aurais dû me méfier.
Le réduit était faiblement éclairé, il ne voyait qu’elle, elle et les tatouages encore noirs qui ornaient ses belles lèvres. Mais il manquait de temps.
— Fitzgerald : il lui est arrivé quoi ?
— Rien, répondit Hana. Il s’est tué tout seul.
— Pourquoi ?
— J’en sais rien.
Osborne avait la gorge sèche :
— Et l’assistante du coroner ?
— Je ne sais pas de qui tu parles et je m’en fous.
— Pas moi.
— J’en ai marre ! lança alors une voix bizarre.
Merde : il y avait un gamin à l’ombre de la lampe à pétrole, un trisomique d’une douzaine d’années qui fronçait les sourcils comme s’il venait d’ailleurs. Osborne maugréa — ce n’était pas du tout prévu dans ses plans.
— Qui c’est celui-là ?
— Le fils de Timu.
— Qu’est-ce qu’il fout là ?
— C’est moi qui m’en occupe, expliqua Hana.
Chose curieuse, la présence d’Osborne sembla rassurer le gosse puisqu’il se réfugia près de lui.
— Y me font peur ces cons-là ! glapit-il d’une voix précipitée. J’en ai marre, hein ! Je veux voir Josie ! Et mon père aussi, hein ! J’en ai marre.