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– Alors, n’est-ce pas, nous aurons bientôt une entrevue décisive? Je ne suis point hostile à la mythologie, et tel ce polisson de Jupiter…

Un rire un peu contraint, un bruit de baisers… Nous avions sursauté, effarés de notre indiscrétion involontaire, et nous nous précipitions vers la sortie, lorsque Mikhaïl, le visage altéré, fit un pas vers la porte de la pièce voisine.

– Tu vas te perdre, chuchotai-je en lui pressant la main. L’empereur peut sortir par là.

– Je ne lui permettrai pas de la perdre, elle…

Ses yeux brillaient d’un éclat si sauvage, qu’ils semblaient capables de blesser par leur seul regard.

Je me sauvai dans le corridor et n’y trouvai plus l’étudiant ni Kitty. Seule Véra se tenait dans une niche profonde, blanche comme un spectre. Je m’approchai d’elle et lui pris doucement la main.

Je me demandais pourquoi la porte de l’Italienne n’était pas gardée, mais deux silhouettes au fond du corridor me déchiffrèrent l’énigme: la jeune surveillante et l’aide de camp, tout à leur propre flirt, avaient quitté leur poste sans s’en apercevoir.

L’empereur, en sortant sans doute de chez la directrice pour remonter dans la salle, était entré dans la chambre contiguë au «lac de Côme», où Zemfira l’attendait pour des explications.

Les minutes semblaient des heures. La porte fermée s’ouvrit subitement. La voix sourde de Mikhaïl dit aussitôt, haletante d’émotion:

– C’est… dégoûtant!

Nous retenions notre souffle. J’attendais un coup de feu, je ne sais pourquoi. Mais personne ne tira.

L’empereur sortit du pas pressé d’un fuyard, la tête rentrée dans les épaules, comme s’il ne voulait pas être reconnu. En un clin d’oeil, il avait tourné le coin. L’aide de camp et l’Italienne accoururent, terrifiés.

– Son frère était là? demanda le tsar en colère, sans doute au souvenir de la vilaine histoire de Chévitch.

– Elle n’a pas de frère, Votre Majesté, dit l’Italienne, pâle comme un linge.

– Il ne devait y avoir personne…

Et le souverain irrité s’en alla, suivi de son aide de camp, sans reparaître au bal. De ma cachette, je vis l’Italienne s’élancer dans sa chambre à la recherche de l’intrus, mais Mikhaïl avait gagné le petit couloir par la porte opposée. Véra et moi descendîmes en courant vers la salle de danse.

Plus d’un demi-siècle après, en hiver 1918, je me retrouvai un jour à Smolny. J’errais par la ville, malade et désœuvré, cherchant un abri chez d’anciens amis et connaissances. Beaucoup d’entre eux étaient morts, d’autres avaient déménagé.

Entraîné par les attaches du passé et par mon goût d’artiste, je m’en allai jusqu’à Smolny où j’avais été au bal avec Mikhaïl.

Comme jadis, le bâtiment était illuminé et un flot de monde s’y engouffrait. Mais ce n’était pas une file de beaux carrosses attelés de pur-sang aux riches harnais et conduits par un cocher trônant telle une idole sur son siège, tandis que des laquais se tenaient debout à l’arrière.

Une longue queue pénétrait par l’entrée principale réservée autrefois au tsar et gardée aujourd’hui par les soldats rouges qui vérifiaient les laissez-passer.

Des automobiles, des motocyclettes, des blindés gris, tous pavoisés de drapeaux rouges, allaient et venaient par la porte cochère, entre deux rangs de sentinelles. Il y avait des mitrailleuses partout. Les moteurs ronflaient, des gens s’affairaient, la serviette sous le bras.

Les bonnets à poil rendaient les visages farouches. Beaucoup de capotes kaki ou grises, où les boutons coupés et les pattes d’épaule décousues à la hâte laissaient des traces fraîches. Des paysans en bandes molletières et savates d’écorce, avec des fusils munis de cordes en guise de courroies. On criait, on discutait. Quand deux civils sortirent du bâtiment et, grimpés sur une grande caisse, prononcèrent quelques mots, on ne les laissa pas achever: l’Internationale, entonnée par toute la foule qui emplissait la place, couvrit leurs discours.

– Qu’est-ce qu’il y a? demandai-je à un homme armé de pied en cap et dont le jeune visage me parut très familier.

– Réunion extraordinaire du Soviet de Pétrograd, grand-père, répondit-il volontiers; et sautant à son tour sur la caisse, il s’adressa au public d’une voix tonnante:

– Camarades! Le socialisme est désormais le seul moyen pour le pays d’éviter la misère et les horreurs de la guerre.

Un feu allumé par les soldats éclaira vivement l’orateur, et lorsque celui-ci fut redescendu, son allocution terminée, je m’écriai:

– Mais je vous connais! Et je dis son nom.

Je connaissais bien son père et j’avais vu ce garçon, tout récemment encore, en uniforme de lycéen. Ses propos violents contre la guerre, ses idées de gauche, qui me rappelaient Mikhaïl, me l’avaient fait remarquer.

Il était maintenant un ardent communiste. Lui aussi me reconnut. Il me donna un peu d’argent et me recommanda à Ivan Potapytch. Il partait pour le «front rouge» me dit-il, et il devait tomber l’un des premiers au champ d’honneur. Je vis son nom dans les Izvestia que m’avait apportés Goretski. Nous honorâmes ensemble la mémoire de ce brave, et à la même occasion celle de son père et de son aïeul, morts aussi en héros, mais sur d’autres fronts.

Chapitre IV L’œil de sorcière

Les fêtes de Pâques n’étaient pas très tardives cette année. La forêt se couvrait d’un tendre duvet de verdure qui accentuait le noir sinistre des vieux pins. Et cette route de Lagoutino est restée sinistre dans mon souvenir. C’était en 1860. Le régime du servage en était à ses derniers jours. Parmi les divers courants et groupes politiques, favorables ou hostiles à l’affranchissement, il y avait des gentilshommes très cultivés, de l’école voltairienne, qui faisaient bande à part, insoumis à Dieu et aux lois humaines, n’écoutant que leur humeur fantasque.

Tel était le père de Véra, Éraste Pétrovitch Lagoutine, l’un des hommes les plus instruits de son temps et qui, selon sa propre expression, ne croyait ni aux songes, ni au chiffre 13, ni aux cris des corbeaux. Il traitait la civilisation de cochonnerie universelle, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir à Lagoutino une excellente galerie de tableaux. Il voyait dans l’affranchissement des paysans un attentat à ses pouvoirs, à ses habitudes, et par la suite, comme on dit, il passa toutes les bornes.

Veuf, il aimait à courir le cotillon. Ses paysans n’avaient pas à se plaindre d’un excès de corvées, mais comme il ne laissait point passer une seule jolie villageoise sans lui témoigner sa haute bienveillance, de terribles rancunes s’amassaient contre lui.

Sa fille Véra avait grandi sous la tutelle de gouvernantes françaises, tantôt élevées par le caprice du maître au rang de maîtresse de maison, tantôt rabaissées à l’emploi de bonne d’enfant. Ces bonnes changeaient souvent. Véra s’était habituée à vivre renfermée et à chercher aide et soutien auprès des amis les plus fidèles et les plus modestes de l’homme: les livres, dont la bibliothèque de son père regorgeait.

Nous étions voisins, mais ma mère active et remuante, ne sut pas gagner la sympathie de Véra, dont elle ne comprenait pas le caractère un peu sauvage et taciturne. Peut-être auraient-elles fini par s’entendre, mais la mort vint bientôt m’enlever ma mère et ce fut ma tante Kouchina qui eut charge du domaine.