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– De toute la religion chrétienne, c’est le rite du baiser que j’honore le plus, dit ce vieux libertin.

Et il éclata de rire, montrant ses longues dents encore saines. Il était beau et robuste, mais son crâne chauve et son double menton lui donnaient l’air d’un dindon, comme l’avait justement remarqué Mikhaïl.

Je regardai Véra: pâle et anxieuse, elle fixait Mosséitch, un être difforme qui avait une grosse tête et la taille d’un enfant. C’était le mauvais génie d’Éraste Pétrovitch. Rejeton de la noblesse française, instruit et cruel, il s’était mis au service de Lagoutine. Son vrai nom était Charles Delmas, mais les paysans l’avaient surnommé Mosséitch. Ce personnage avait la perversité d’un démon. Ayant appris le russe, il alliait le cynisme raffiné de sa nation sceptique à la brutalité féroce de nos mœurs. Éraste Pétrovitch ne pouvait avoir de meilleur conseiller en matière de dépravation et de jouissances sadiques. Aussi l’appréciait-il particulièrement dans ce coin perdu de la campagne, sans compter qu’il aimait fort la pureté de son français.

Quand le tour de l’embrassade fut à la belle Marfa, la jeune épouse du palefrenier Piotr, un brave garçon, Mosséitch parla à l’oreille d’Éraste Pétrovitch. Celui-ci ricana et feignit de ne pas s’apercevoir que Marfa, cachée derrière une voisine, se glissait dans la foule des jeunes filles pour échapper au baiser du maître. Mais quand toutes les paysannes, après avoir remercié leur seigneur pour les cadeaux, s’en revinrent chez elles en chantant, Éraste Pétrovitch se tourna vers le staroste, un vil flagorneur, et lança d’un air détaché:

– Piotr mérite une distinction.

Véra, le sang au visage, affronta hardiment Lagoutine:

– Mon père, vous ne ferez pas de mal à Piotr!

Les sourcils d’Éraste Pétrovitch avaient tressailli, ses yeux clairs et durs semblaient presque blancs. Mais il se contint et répondit à sa fille en français:

– Je voudrais que vos rêves de jeunesse ne sortent pas des murs de la bibliothèque.

– Et maintenant, nous dit-il, je vous prie de dîner sans moi, nous nous reverrons ce soir. Profitez à votre aise des plaisirs de la campagne: nous avons d’excellents chevaux d’équitation, un canot, des équipages… Mais dès que vous verrez trois fusées au-dessus de la maison, ayez la bonté de revenir. Je vous ai préparé un spectacle et ménagé une surprise qui, je l’espère, vous ravira tous les trois! Éraste Pétrovitch nous embrassa d’un regard qui me mit mal à l’aise.

Le dîner, luxueux et servi par des domestiques en livrée, se passa dans une atmosphère de gêne. La place du maître était occupée par la vieille Arkhipovna, la nourrice de Véra: tel était le caprice du vieux depuis l’expulsion de la dernière gouvernante française.

– Allons voir les Linoutchenko, ils sont peut-être de retour! proposa Véra après le repas.

Absorbés par nos pensées, nous suivîmes longtemps le village [3] sans proférer un mot. Parvenus à une haie, nous enfilâmes une ruelle étroite comme un boyau, où deux télègues n’auraient pu se croiser. Les volets des masures laissaient pendre des boulons de fer et bien que ce fût jour de fête, des auges traînaient ça et là, parmi des chiffons et des pots cassés.

– Quelle ignorance! dit Véra. Le village a brûlé plus d’une fois, mais on s’obstine à bâtir à l’ancienne mode. Or, mon père a tout un rayon de livres sur le perfectionnement des constructions en bois. Personne ne se soucie des pauvres paysans.

– Patience, répliqua Mikhaïl, ils se débrouilleront tout seuls, pour peu qu’on les mette sur la voie.

Leur entretien me déplaisait naturellement. Nous traversions d’adorables prairies émaillées de fleurs bleues et de pissenlits au parfum de miel, qui agitaient leurs corolles d’or. Je cueillis le plus gros et l’offris à Véra en disant:

– Comme pour la marguerite, il n’y a qu’à dire: «Pope, pope, lâche les chiens» et les bestioles noires sortiront.

Elle me considéra de ses yeux clairs, héritage paternel, et dit d’une voix railleuse:

– Serjik, vous êtes né trop tard; vous auriez vraiment dû être un berger à la Watteau.

C’était la première fois qu’elle me disait cela d’un ton ironique; je l’attribuai à l’influence de Mikhaïl et me tus.

Notre sentier, tour à tour, se perdait au fond des ravins et s’étalait en larges nappes de sable.

Je regardais Véra qui retenait son écharpe de gaze tiraillée par le vent, et je ne me lassais pas de l’admirer. On aurait dit deux êtres, non pas fondus, mais emboîtés l’un dans l’autre. Le corps frêle, porté en avant, les épaules tombantes, comme sur les portraits anciens, étaient d’une féminité presque mièvre. Le teint trop blanc, plaqué de rose aux joues, faisait penser à une poupée. Quand elle marchait ainsi, la tête inclinée, ses tresses blondes ramenées sur la nuque, elle rappelait une douce châtelaine du moyen âge.

La voici qui tient l’étrier à son chevalier ou qui attend, penchée sur une broderie, le retour du seigneur attardé à quelque festin. Mais tout à coup, en répondant à Mikhaïl, Véra leva les yeux et j’entrevis son autre aspect: des yeux gris et durs, les yeux d’épervier de son père, gardant un secret qu’elle ne révélerait pas sous la menace de la mort. Une déception nous attendait à la maison de Linoutchenko. Le gardien nous dit que le peintre ne viendrait pas cette année, et il remit à Véra un mot qu’elle lut en pâlissant.

– Kaléria a la phtisie, dit-elle. Ils sont allés passer un an en Crimée. Un cri lui échappa: Ah, que j’aurai peur de rester là sans eux! Inconsciemment, elle prit le bras de Mikhaïl qui lui serra la main, comme s’il lui promettait de la défendre.

Alors moi, le berger à la Watteau, je ne comptais plus!

– Nous avons le temps de voir le lac, dit Véra. Allons-y.

C’est ce que nous fîmes.

Non loin de la closerie du peintre, sur la vieille route de la ville, il y avait un site sur lequel couraient des histoires étranges. De hautes collines revêtues de larges feuilles de tussilage et d’arbustes odorants, resserraient entre leurs flancs abrupts un petit lac circulaire, d’origine inconnue; on parlait d’un sort jeté par une vieille dame à sa fille, enlevée par un hussard. Le courroux de la mère aurait atteint les fuyards à cet endroit: les chevaux s’enlisèrent dans un marécage d’où jaillirent des sources, et au matin il s’était formé là un lac rond comme une cuvette. À ce passage, Arkhipovna, la nourrice de Véra, donnait une explication: «C’est que la vieille dame était sorcière. Comme elle prenait son thé, voilà qu’elle a froncé les sourcils et renversé la tasse pleine dans la soucoupe: «Qu’il en soit ainsi de ma fille insoumise!» C’est pourquoi le lac est rond comme une tasse. Bref, c’est un œil de sorcière.»