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Véra raconta en chemin à Mikhaïl cette légende que je connaissais déjà, et elle conclut en lui adressant un regard expressif: «C’est à cause de la fille révoltée que j’aime ce lac». Et Mikhaïl se mit à rire.

Décidément, ils étaient de connivence, il fallait les surveiller.

Véra s’assit sur une pierre, Mikhaïl vint se mettre à côté d’elle et moi en contrebas, à ses pieds. Le soleil s’était couché, le ciel se nuançait de vert tendre.

– Tenez, voici la première étoile, fit Véra, le bras tendu. Comme elle est brillante, on la dirait lavée de frais. On va bientôt lâcher les fusées, il est temps de rentrer; mais moi, je resterais bien là toute la nuit…

– Il y a une étoile que je préfère entre toutes, dit Mikhaïl. L’étoile Vesper, célébrée par les poètes, l’annonciatrice de l’aurore. Et savez-vous pourquoi je l’aime? J’ai lu dans mon enfance que les alchimistes croyaient au pouvoir de Vénus de donner à la Terre le tiers de la force supérieure reçue par elle du Soleil. Aussi l’esprit de la Terre devait-il être subordonné à celui de Vénus, puissant génie du savoir né de l’expérience. J’aime beaucoup cette fable. Quant à toi, Serguéi, je suppose que tu aimes mieux ces vers: «Viens partager ma mélancolie ô lune, amie des cœurs attristés!»

– Je ne te comprends pas, dis-je. De quelle expérience s’agit-il, à propos de Vénus?

– Eh bien, quand un brave de l’antiquité éprouvait un sentiment fort, il ne l’étouffait pas au nom de vertus d’ici-bas et des félicités célestes. Il s’abandonnait à ce sentiment et agissait en conséquence. Oui, seule l’expérience poussée jusqu’au bout élimine tout ce qui entrave l’évolution. Et lorsque les hommes véritables, libres, auront enfin créé une vie magnifique pour leurs descendants, cela ne sera pas le résultat d’une lâche passivité, mais de la tentative de renverser – par la violence, au besoin – les formes défectueuses pour les remplacer par de meilleures. Ainsi, c’est au nom de la vie qu’il faut se rendre maître de la vie!

Véra l’écoutait comme un prophète, tandis que je répliquai indigné par son accent hautain:

– Qui t’a chargé de commander aux hommes? Qu’est-ce qui prouve ta supériorité?

Je n’oublierai jamais le visage de Mikhaïl lorsque, rougissant d’abord, il redressa la tête d’un geste accoutumé et dit sans la moindre morgue, avec une pénétration particulière:

– Il arrive parfois à un homme de ne plus pouvoir être heureux tant que les autres souffrent. Et s’il s’impose d’autres tâches que le bien de l’humanité, il n’en aura guère de consolation et ne fera que perdre sa précieuse liberté. Oui, c’est comme je te le dis. Il y a eu et il viendra encore des gens qui, au lieu de réclamer le bonheur pour eux-mêmes, chercheront avec joie à unir leurs forces pour la libération et la joie universelles!

Mikhaïl se pencha vers moi et me mit la main sur l’épaule, ce qu’il n’avait pas fait depuis longtemps.

– Cher Serge! dit-il. Tu adores les couchers de soleil, la lune et les vers. Mais t’es-tu jamais demandé si tu en avais le droit, alors que des gens peut-être meilleurs et plus intelligents que toi naissent, vivent et meurent esclaves?

– Mikhaïl… commença Véra, mais elle n’acheva pas.

J’en eus le cœur meurtri: était-elle restée court d’émotion, ou bien, déjà habituée à l’appeler par son prénom, révélait-elle sans le vouloir leur intimité?

Un gémissement retentit soudain: on sanglotait dans le vieux cimetière voisin du lac.

– Ce doit être Marfa qui pleure sur la tombe de sa mère! s’écria Véra, et sautant le fossé qui nous séparait du cimetière, elle courut à la jeune femme. Celle-ci se jeta à ses pieds en criant:

– Protège mon Piotr, sans quoi on lui mettra sac au dos!

Véra, toute pâle, baissait la tête.

– Mon père ne veut pas m’écouter, dit-elle.

– Alors, je n’ai plus qu’à me tuer? Lui parti, tu sais bien que le maître me prendra à la place de Palachka. J’aimerais mieux me noyer…

– Écoute, Marfa! dit Véra, le visage dur, les yeux ardents comme ceux d’Éraste Pétrovitch quand il disait à mi-voix: «Qu’on lui donne le knout!»… Attends-moi demain au colombier, il n’y a pas de meilleur endroit. Tu sauras ce que j’ai décidé. Patiente jusqu’au matin. Je ne t’abandonnerai pas, sois tranquille.

Lorsque Marfa s’en alla rassurée, Véra dit à Mikhaïclass="underline"

– Nous la recevrons dans notre groupe. Il n’y a pas d’autre solution.

– C’est faisable, répondit-il. Elle a l’air d’avoir du cran. Ils avaient carrément oublié ma présence, sans doute me rattachaient-ils pour de bon à l’époque de Watteau.

Trois fusées sillonnèrent le ciel l’une après l’autre; nous nous levâmes et prîmes la direction du domaine en pressant l’allure. Des lampions illuminaient la façade, retombant en guirlandes de feu du balcon d’en haut à ceux du premier étage. C’était un superbe château dû à Montferrand, l’auteur de Saint-Isaac, avec une colonnade blanche et des ailes en arcades des deux côtés du bâtiment central.

Nous étant rafraîchis dans les chambres qu’on nous avait préparées, Mikhaïl et moi, vêtus d’uniformes de gala et chaussés de bottes vernies, descendîmes parmi les invités, d’un pas souple et mesuré.

Au milieu de la salle, on avait aménagé une grotte où jaillissait une délicieuse fontaine; des grâces, des bergères et des nymphes étaient assises sur les rochers, à l’ombre de lauriers roses en fleurs, dont les caisses étaient camouflées de manière à faire croire qu’ils poussaient en pleine terre.

Les yeux des dames travesties pétillaient de malice sous les loups de soie. D’immenses miroirs reflétaient toute cette splendeur et semblaient la multiplier à l’infini. Au fond, s’élevait une scène de théâtre, où les belles de la grotte se sauvèrent à un claquement de mains du maître du logis et aux sons d’un chœur dissimulé dans la verdure.

Éraste Pétrovitch portait un habit de velours de son aïeul, seigneur du règne de Catherine II, orné d’un ruban en sautoir et constellé de décorations. Une perruque assortie achevait de lui donner l’air d’un grand personnage revenu de l’autre monde.

À part nous deux, il n’y avait qu’un invité qui ne fût pas déguisé: le prince Nelski, un riche voisin, très cultivé et charitable. Sans être jeune, il avait un visage attrayant qui dénotait de grandes qualités morales.

Éraste Petrovitch insista pour que nous nous mettions en marquis: le prince devait passer un habit de velours écarlate, et nous, des costumes bleu ciel identiques et des perruques poudrées.

Mikhaïl et moi étions de la même taille, de sorte qu’avec le masque on pouvait nous confondre. Cette circonstance devait être un nouveau maillon de la lourde chaîne que le destin avait forgée pour nous unir malgré nous.

Avant le souper, Véra, adorable dans sa robe à la Pompadour, me chuchota à l’oreille:

– Va vite sous la tonnelle!

Je demandai sottement:

– Tu viendras?

Elle tressaillit au son de ma voix et dit:

– Non, mon petit Sérioja, je plaisantais… Et elle s’enfuit, plus légère qu’une plume.