Je compris que l’invitation était pour Mikhaïl.
Du coup, je fus comme possédé. Une haine aiguë pour le camarade dont j’avais fait moi-même l’instrument de mon malheur, transperça mon âme. Qu’elles étaient vraies, ces paroles d’un certain vieillard, que ma tante Kouchina aimait à répéter: «Les démons ne sont pas plus forts que l’homme, mais lorsque l’homme s’abaisse à leur niveau, il emprunte leur nature et ne peut plus se débarrasser d’eux. Car ils sont légion!»
Une légion de basses passions s’éveilla en mon âme, qui, hélas! n’était point pareille au majestueux océan; c’était un vilain marais dissimulé sous une jolie nappe de lentilles d’eau.
L’esprit de vengeance, la haine, mon amour outragé, ma vanité blessée, me poussèrent dans le sentier raide qui descendait vers la tonnelle au bord de l’étang.
Je me cachai dans les fourrés. Le feu d’artifice commença.
Des centaines de boules incandescentes s’envolèrent dans le ciel nocturne et, semblant céder à une pression intérieure, éclatèrent en étincelles multicolores. Le lac, vaste miroir liquide, renvoyait au ciel cet embrasement.
Mes sentiments d’artiste en furent si émus que ma rancune sembla refluer un instant. Mais deux voix familières se firent entendre sous la tonnelle. Ah, ces deux-là ne se souciaient point des beautés de ce monde, ni de ma vie qu’ils brisaient!
Nous, les Roussanine, nous ne savons aimer qu’une fois. Deux de mes tantes, malheureuses en amour, sont entrées en religion, et mon oncle Piotr, victime de la même calamité, se brûla la cervelle.
– Chérie! dit Mikhaïl avec une passion dont je l’avais cru incapable. Chérie, ce n’est donc pas un rêve? Tu es bien décidée d’unir ta vie à la mienne?
Et elle répondit tendrement:
– Tu en doutes?
Une minute de silence: ils s’embrassaient. Je voyais trouble, les fusées qui tombaient dans l’eau paraissaient me larder le cœur et le brûler.
– Mais il faut que je t’avoue une chose. La voix de Mikhaïl avait soudain pris un accent d’horrible cruauté. Je sacrifierai mon amour à mon idéal. Quand une femme a essayé de faire de moi sa créature, j’ai failli commettre un assassinat. C’était en Crimée… veux-tu que je te le raconte?
– Ton passé ne m’intéresse pas, je m’unis à toi pour l’avenir, dit-elle avec dignité.
– Chérie, avec moi tu n’auras que des privations. Et ce serait encore le meilleur lot. Mon choix est fait: je consacre ma vie à l’insurrection du pays esclave contre son despote. En cas d’échec, tu sais ce qui m’attend: non pas le bagne, la potence.
Elle l’interrompit par ces mots, vieux comme le monde, comme l’amour de l’homme et de la femme:
– Avec toi, mon bien-aimé, je monterais à l’échafaud!
Nouveau silence accablant, nouveaux baisers.
Puis elle dit avec un rire enfantin:
– Ce soir, à souper, mon père annoncera mes fiançailles avec le prince Nelski. Il vient de me parler sévèrement et il a été étonné de ne pas m’entendre protester comme je le fais d’ordinaire pour des questions moins graves. Figure-toi que c’était précisément la surprise qu’on nous promettait à tous les trois. Mon père a parlé de vous deux: «Tes galants, m’a-t-il dit d’un ton significatif, seront moins calmes que toi.» Et j’ai répondu: «Tant pis pour eux! Je n’ai donné de faux espoirs à personne, et quoique je n’aime pas non plus le prince, je le préfère encore aux blancs-becs.» À présent, mon père est loin de soupçonner qu’un de ces blancs-becs m’enlèvera demain.
Mikhaïl éclata de rire:
– Tu es un Machiavel, ma chérie! Mais au fait, quand fuyons-nous?
– Je dirai tout demain matin à Marfa, qui informera Piotr. Si nous ne pouvons rejoindre ta mère sur-le-champ, comme prévu, je te ferai parvenir une lettre par Serge: c’est un ami fidèle.
– Il n’a pas inventé la poudre, mais je le crois fidèle, en effet, dit Mikhaïl condescendant.
Le malheureux! Ces paroles le perdirent, car elles avaient arraché de mon cœur ce qui me restait de bons sentiments. Comment! Je devais renoncer aux joies de la vie, concourir au bonheur d’un rival et ne recevoir en échange que le titre peu flatteur de benêt!
Un gong et une sonnerie de trompettes conviaient les hôtes au souper. Parmi la somptuosité du couvert et le parfum des fleurs en pots sorties des serres à l’occasion de la fête, Éraste Pétrovitch se leva, une coupe de champagne à la main. Il avait toujours son habit du temps de Catherine II et l’attitude solennelle d’un maître des cérémonies:
– Chers invités, j’ai l’honneur de vous annoncer les fiançailles de ma fille Véra Erastovna avec le prince Nelski, dit-il.
L’orchestre joua une fanfare, il y eut des congratulations, des toasts à la santé des fiancés…
Je me sauvai, incapable de supporter la vue des visages perfides de Mikhaïl et de Véra. Cette brusque sortie passa pour l’expression naturelle de mon amour déçu, car tous connaissaient mon attachement à Véra. Je restai donc une fois de plus le dindon de la farce, en servant malgré moi leurs desseins.
Chapitre V Les cous de tourtereaux
Le jour se levait. Le ciel était couvert, il bruinait. Ce temps gris calmait mon agitation. À l’aube, je me réfugiai sous la tonnelle où Mikhaïl et Véra avaient eu leur rendez-vous. Quelque chose de clair traînait sous le banc. Je me penchai pour mieux voir: c’étaient des pages de la Cloche que Mikhaïl avait dû laisser tomber cette nuit. Je les ramassai avec dégoût.
Ces feuilles étaient l’odieux moyen qui avait permis à ce meurtrier, à ce conspirateur, de détruire ma paix et ma félicité. La vue de ces doubles colonnes de caractères me fit l’effet du serpent qui mordit le prince Oleg. Ma fureur s’exaspérait à mesure que je parcourais ce texte en y retrouvant, formulées presque mot à mot, les idées de Mikhaïl. C’est alors que Mosséitch survint à l’improviste.
– Je ne vous croyais pas des penchants si frondeurs, me dit-il, sa grande bouche fendue d’un sourire.
– Et vous aviez raison, mon cher monsieur Delmas, je l’appelais toujours par son nom de famille, ce qui me valait son amitié. Les nobles comme vous et moi ne doivent pas trahir leur cause. Le possesseur de cette infection ne peut être lui-même qu’un homme taré.
– Vous parlez de votre ami Beidéman?
– Je ne l’ai point nommé.
– Non, mais je sais à quoi m’en tenir. Donnez-moi, je vous prie, cet abominable journal. Mon devoir de gentilhomme m’ordonne de combattre un ennemi de ma caste. Et en l’occurrence, il s’agit de soustraire une âme candide à une influence funeste. Vous ne voyez donc pas que Beidéman a ensorcelé Véra Erastovna? Hier, à l’annonce de ses fiançailles, j’ai remarqué des choses singulières: elle a échangé avec lui un signe d’intelligence. C’était un coup d’oeil de conspirateurs. Ils ont conçu quelque projet dont il faut empêcher l’exécution… À moins que vous ne soyez insensible au sort d’une innocente victime? ajouta Mosséitch sournois.
– Je mourrais pour la sauver! m’écriai-je avec emportement.
– Alors, donnez-moi ce journal.
Je ne dirai plus, comme je me le suis répété toute ma vie, qu’en mettant les feuillets dans la patte simiesque du nain, j’ignorais la portée de mon acte. Bien sûr, je ne pouvais prévoir les suites de cette première trahison, mais je savais forcément que d’être reconnu comme propagateur de publications interdites aurait pour Mikhaïl des conséquences fâcheuses, surtout que je livrais les pièces à conviction à cette canaille de Mosséitch.