Malgré l’horreur que m’inspirait ce Quasimodo, force me fut d’approuver son projet. L’idée que Véra serait à Mikhaïl pour la vie, m’obscurcissait l’esprit et m’ôtait tout sentiment chevaleresque.
– Pas un mot pour l’instant, mon ami, chuchota le bossu, reposez-vous sur moi. Que le méchant ravisseur s’en aille dans l’espoir d’être rejoint par sa belle, et que l’héroïne et sa confidente aux cheveux d’or préparent tout pour s’évader de la maison paternelle. Qu’elles essayent, nous les prendrons à la sortie du village, comme dans une souricière. Laissons-les partir, mon ami, avec leurs cliques et leurs claques jusqu’au char à bancs de Piotr; dès que les chevaux rompent, des gardes fidèles, munis de lanternes, leur barrent le chemin en ululant. On pourrait lâcher une ou deux fusées, car il en reste des fiançailles! Ha, ha… La belle, évidemment, perd connaissance, on l’enferme à clef dans sa chambre. Piotr, selon l’usage de ces contrées, tâtera du knout à l’écurie; quant à Marfa, la rouquine… La face de Mosséitch prit l’expression ignoble d’un cynocéphale. Elle aura son dû! Et vous restez comme auparavant, le seul consolateur de l’héroïne.
– Monstre! dis-je, frémissant de rage. Je ne veux pas être complice de vos cruautés.
– Vous? Mosséitch recula vers la lucarne et posa à tout hasard les pieds sur l’échelon. Vous, monsieur, vous êtes mon complice en tout, c’est vous qui avez déclenché ce drame de famille. Vous avez trahi Beidéman en l’écrasant sous la Cloche. Un joli calembour pour la Chine, n’est-ce pas?
Je me précipitai vers l’échelle en criant:
– Qu’avez-vous fait du journal?
– Rien, je l’ai remis à la plus sûre des bibliothèques, entre les mains du père courroucé.
– Où m’avez-vous entraîné!…
– Allons, mon cher, ne faites pas l’enfant. Mosséitch ne dissimulait plus son mépris. Vous craignez de vous compromettre, de vous salir le museau, comme disent les Russes. Moi, j’ai au moins le courage de tordre le cou aux pigeons destinés à ma table. Au fait, il n’est pas trop tard, dit ce démon qui était de nouveau dans le vrai. Courez donc prévenir Véra Erastovna.
Il ne doutait pas de ma bassesse.
Quand je descendis l’échelle, le grand jour m’éblouit. Un azur sans taches avait remplacé la grisaille du ciel. Je me dirigeai d’un pas traînant vers la maison. Parvenu à un banc d’où l’on voyait la fenêtre de Véra encadrée de vigne vierge, je m’affalai, à bout de forces. Je n’avais pas fermé l’oeil de la nuit. Mes émotions étaient trop violentes. Si Mikhaïl s’était alors trouvé auprès de moi et m’eût demandé ce que j’avais, je lui aurais tout avoué, sans songer aux conséquences.
Derrière un arbuste, des canards claquaient du bec dans le ruisseau, en quête de vers; un troupeau de vaches s’approchait de l’abreuvoir dans un piétinement lourd. Des grelots tintèrent faiblement, une troïka s’arrêta devant le perron. Je compris que c’était pour Mikhaïl qui, ayant fait ses adieux à tout le monde la veille, avait hâte de prendre le train pour voir sa mère à Lesnoé le dernier jour de vacances.
Le voici soudain, comme surgi de terre, parmi les buis épais qui croissaient sous la fenêtre de Véra. Il était en capote, en casquette, et tenait à la main un rameau dont il donna un léger coup contre le volet. À ce signal convenu, la fenêtre s’ouvrit et Véra, en peignoir rose, l’air radieux, souriant au soleil qui brillait dans le ciel pur, lui tendit ses bras minces de jeune fille. Mikhaïl sauta lestement sur l’appui. Ils s’étreignirent.
Décidément, le sort me narguait: me voilà condamné à voir de mes yeux ce que jusqu’ici j’avais seulement deviné d’après les sons.
Véra lui parla à l’oreille; elle lui communiquait probablement son projet de fuite. Il la pressait, jetant des coups d’oeil alentour, de crainte qu’on ne les surprît; il regarda une ou deux fois dans ma direction. Un bouquet de lilas me dissimulait, tandis que je les voyais bien, moi, à travers les branches.
Ils se quittaient si gaiement, si pleins d’espérance, que je ne remarquai pas l’ombre du chagrin, cet inévitable compagnon de l’amour à la moindre séparation.
Mikhaïl sauta de l’appui, se retourna. Elle agita le rameau qu’il lui avait laissé et suivit des yeux la voiture jusqu’à ce que le dernier nuage de poussière soulevé par le galop de la troïka se fût déposé sur la route. Moi qui ne cessais de la regarder, je la vis se retirer au fond de la chambre sans perdre son sourire de triomphe. Ah, si elle avait su que par cette belle matinée elle voyait Mikhaïl pour la dernière fois! Que dis-je, elle allait le revoir… Mais ce n’était plus lui.
Les vacances devaient se terminer dans quelques jours, mais je ne pouvais endurer si longtemps mon supplice. L’atmosphère de la maison était lourde comme avant l’orage. Le vieux Lagoutine se prétendait malade et Mosséitch ne le quittait plus: sans doute ourdissaient-ils ensemble le guet-apens. Véra allait et venait, telle une lunatique, l’esprit ailleurs, et restait de préférence enfermée avec Marfa; comme on l’apprit par la suite, elle faisait ses bagages. Je profitai d’une occasion favorable pour l’aborder:
– Adieu! lui dis-je. Je pars à la chasse, il est possible que je ne puisse prendre congé de vous demain. Vous n’êtes guère matinale, et moi je m’en irai à l’aube, comme Mikhaïl aujourd’hui.
Je soulignai à dessein la dernière phrase, en la regardant avec défi; mais, en mon for intérieur, je la suppliais de s’inquiéter de mon agitation, de me questionner, d’exiger une réponse. Qui sait, si elle m’avait accordé une minute d’attention, je lui aurais peut-être dénoncé Mosséitch… J’aurais donné libre cours à ma générosité, j’aurais créé un nouveau projet de fuite et contribué moi-même à son exécution! Peut-on connaître toute l’étendue de la bassesse et de l’héroïsme de sa propre nature?
Véra avait dressé l’oreille au nom de Mikhaïl, mais apparemment rassurée par ma prétendue simplicité et ma fastidieuse «chevalerie», elle dut croire que ce soulignement était fortuit et me dit d’un air distrait: «Ah oui? Eh bien, adieu», et elle s’en alla dans sa chambre, à l’appel de Marfa.
Je saisis un fusil et partis au hasard. J’errai tout le jour sans rien faire, n’étant nullement d’humeur à chasser. Telle une bête blessée à mort qui cherche un refuge pour lécher ses plaies, je battis les fourrés toute la nuit en gémissant. Sur le matin, affreusement inquiet de Véra, et me sentant coupable envers elle et plein de mépris pour moi, je revenais vers le domaine des Lagoutine.
Tout à coup, un rugissement d’animal me parvint de l’écurie qui se trouvait sur mon passage. Je tendis l’oreille: des coups de knout suivis de soupirs comme ceux qu’on exhale en soulevant des fardeaux, m’expliquèrent l’abominable exécution qui se faisait là.
– Halte! dit la voix de Mosséitch. Il ne respire plus. Verse-lui un seau d’eau sur la tête.
Je tirai la porte de toutes mes forces, l’arrachai de ses gonds et entrai dans l’écurie. Piotr, pâle comme un mort, était attaché à un banc. Des bourrelets violâtres et des filets de sang striaient son dos musclé.
– Vous l’avez tué, canailles!
– Le compte y est, dit un énorme gaillard d’une voix indifférente. Il se remettra.
Et le bourreau essuya le sang de son knout à triple lanière.
Mosséitch, clignant ses yeux vipérins, alluma sa pipe.