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– Finie la comédie, proféra-t-il. On a tordu le cou aux trois tourtereaux!

– Qu’est devenue Véra? criai-je.

– La princesse est sous clef, non pas dans une tour ronde, mais en lieu sûr. Le vieux roi a fait représenter cette nuit, avec un goût exquis, la naissance d’Aphrodite, où Marfa la rouquine a joué le premier rôle.

– Qu’a-t-il donc décidé pour Véra Erastovna?

– Une chose qui vous fera plaisir. Il la donne en mariage au prince Nelski, deux fois plus âgé qu’elle; un jeune consolateur sera donc le bienvenu…

Je renversai le monstre d’un soufflet et courus vers la maison. À cette heure matinale, portes et volets étaient clos. Je me hissai, comme Mikhaïl l’avait fait la veille, jusqu’à la fenêtre de Véra et frappai du poing contre le volet. La vieille Arkhipovna l’entrouvrit au bout d’un moment. Elle me renvoya du geste:

– Tu vas nous perdre, va-t’en, on nous épie… J’entendis Véra demander qui était là. Arkhipovna se pencha de nouveau en promenant alentour un regard circonspect, et me chuchota:

– Attends dans ce buisson.

Je bondis comme un lièvre, dans un acacia touffu. Il était temps: Grichka-le-Tsigan, un suppôt de Mosséitch, surgit du coin, armé d’une trique.

– Qui vive? cria-t-il.

Je restai une grande heure dans ma cachette, jusqu’à ce que Grichka fût relevé à son poste par Kondrate, un brave garçon avec lequel j’avais gardé les chevaux la nuit. Il m’était très dévoué, je voulais même l’acheter à Lagoutine.

– Kondrate! lançai-je.

– Que faites-vous, monsieur! protesta-t-il, effaré. On va me fouetter à mort…

La main ridée d’Arkhipovna, nouée d’un fil de laine rouge – un remède contre les rhumatismes – tendit une enveloppe par la fenêtre.

– Donne vite, Kondrate, priai-je.

Il jeta autour de lui un coup d’oeil attentif, prit l’enveloppe et me la donna. Je la glissai sous ma chemise. Le volet se referma en claquant.

– Que s’est-il passé, en deux mots, Kondrate?

Le gars me raconta que sur le soir Marfa avait apporté au vieux Lagoutine du vin où mademoiselle avait mis un somnifère; mais monsieur, prévenu par Mosséitch, avait remplacé le carafon par un autre. Il ordonna à Marfa de danser et feignit de s’endormir.

Marfa, le croyant plongé dans le sommeil, courut chez mademoiselle; chargées de leurs paquets, elles gagnèrent la limite du village où Piotr les attendait avec la voiture. À peine y furent-elles montées qu’Éraste Pétrovitch leur barra la route, le revolver au poing. Bien qu’il tirât en l’air, elles s’évanouirent de terreur. Piotr fouetta les chevaux, mais ils ne pouvaient distancer les pur-sang… Alors, il fut traîné ligoté à bas de son siège, livré à Mosséitch et au bourreau. On rapporta mademoiselle sans connaissance dans sa chambre et on l’y enferma avec la nourrice. Quant à Marfa, elle dut danser toute la nuit…

– Allons, danse! criait le maître. Tant que tu danseras, Piotr sera épargné, mais pour peu que tu t’arrêtes, il aura le knout! Je lui en ferai voir jusqu’au matin. Allons, abrège-lui le délai!

Marfa dansa toute la nuit comme une sorcière au sabbat et tomba finalement, telle une gerbe fauchée. À présent elle était malade.

– Allez-vous-en, monsieur, ne vous exposez pas…

À la vue du gardien, Kondrate s’écarta vivement. Moi, j’allai commander les chevaux.

La lettre de Véra n’était pas cachetée. Je comptais si peu pour elle que je ne la gênais pas dans l’expression de ses sentiments les plus intimes. Elle devait se fier entièrement à mon dévouement, à ma loyauté.

Comme c’est blessant et dangereux pour l’homme, ce qu’on a coutume d’appeler l’estime et qui n’est en somme qu’une complète indifférence jointe à la reconnaissance avantageuse de certaines vertus! Or, cette froide constatation fait aussitôt perdre à l’homme toutes ses qualités, et c’est là un triste témoignage que le désintéressement absolu n’est réservé qu’à une minorité d’élite.

Véra décrivait à Mikhaïl sa fuite manquée et lui expliquait pourquoi elle ne voulait rien entreprendre sans le consulter. Son père était venu lui montrer les feuilles de la Cloche en déclarant qu’il présenterait l’affaire aux chefs de Mikhaïl comme un détournement de sa fille à des fins politiques.

Véra craignait que Mikhaïl, emporté par sa fougue, ne proclamât tout haut ses idées, ce qui l’eût aussitôt privé de la liberté et, partant, du moyen de servir efficacement la cause de la révolution.

«D’ailleurs, concluait-elle, si tu juges bon de te dévoiler et de tomber, dès maintenant, à l’avant-garde, je n’implore qu’une grâce: n’oublie pas de me prendre avec toi. Car enfin, nous sommes unis pour l’éternité…»

Suivaient des aveux d’amour que moi je n’aurais pas osé lui faire à elle, même en pensée.

Et Véra ne doutait pas que je transmettrais un pareil message! Elle avait bien tort!

Chapitre VI La chambre ronde

Quelles pluies cet été! Pas moyen de se réchauffer après les frimas de l’hiver. Je me suis ingénié à coudre à mes valenki [5] des semelles en linoléum pour qu’elles ne prennent pas l’eau, car je n’ai pas de quoi m’acheter des caoutchoucs… Les fillettes riaient beaucoup, mais elles m’ont aidé.

Elles ont la main heureuse, ces petites: j’ai amassé plus d’argent que jamais. Les passants avaient pitié d’un vieillard marchant sous la pluie, chaussé de valenki à semelles de linoléum quadrillé.

Au fond, les gens sont plus artistes qu’ils ne pensent. Ce n’est pas la misère même qui les touche, c’est seulement sa nuance nouvelle, pittoresque.

Quand je pataugeais dans les flaques avec mes valenki trempés, j’étais beaucoup plus à plaindre, et cependant on me donnait moins. Tandis que maintenant, grâce à ce judicieux succédané de caoutchoucs, je préserve mieux ma santé et les gens attendris deviennent plus généreux.

J’ai acheté, à part le pain, une demi-livre d’os à la boucherie. Pour les fillettes, j’ai pris deux caramels: je me suis avisé trop tard que les gamins qui les vendent, les lèchent pour les faire briller. Tant pis, je les passerai à l’eau chaude, comme par mégarde; les petites les mangeront avec plaisir.

Je suis revenu aujourd’hui en tramway. Assis dans un coin, je lisais une annonce disant qu’un professeur de psychologie allait démystifier les trucs des cartomanciennes et des hypnotiseurs. Je me rappelai soudain Paris et Mme de Thèbes, la diseuse de bonne aventure. Il y avait au mur de son antichambre le moulage d’une main que j’avais souvent vue au jeu de cartes. Je regarde de plus près et déclare: «Mais c’est la main du général D.» Mme de Thèbes sursaute:

– D’où le savez-vous? Donnez-moi la vôtre. Et la voilà soudain triste, prête à pleurer: Votre destin est affreux…

J’insistai:

– Parlez.

– Un grand artiste est mort en vous. Or, celui qui tue l’artiste qu’il aurait pu être, se change forcément en scélérat; telles sont les lois de l’esprit. Enfin, cela, c’est votre passé…

Quant à l’avenir, comme je la pressais de m’apprendre de quelle mort je mourrais, elle finit par répondre: