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– Vous mourrez d’inanition, monsieur, après d’horribles tourments endurés au cours de vingt ans de cellule et d’asile d’aliénés.

J’ai quatre-vingt-trois ans. À supposer qu’en rentrant je sois jeté en prison, il est peu probable que je vive encore vingt années, même atteint de folie, pour mourir à cent trois ans.

Certes, Mme Thèbes s’est fichue dedans, comme nous disions à l’école militaire. Qui lèverait la main sur un vieux mendiant?

Je n’ai pas pu écrire ces jours-ci. Les pluies ont avivé mes rhumatismes. Telle une bête malade dans sa tanière, je scrutais le ciel nuageux, dans l’attente du soleil.

Demain c’est le Premier Mai, date inoubliable où je fis mon second pas pour perdre Mikhaïl. Le premier, si le lecteur s’en souvient, je l’ai fait sous la tonnelle en remettant à Mosséitch la Cloche, journal publié à l’étranger. Je parlerai dans ce chapitre des conséquences de l’affaire, mais il faut d’abord que je note pour moi-même un événement actueclass="underline" la fête du Premier Mai au sixième anniversaire de la révolution.

La veille, il avait bruiné tout le jour et les fillettes pleuraient de ne pouvoir assister à la fête le lendemain. Pourtant, le 1er mai le soleil se leva splendide, ardent comme aux plus beaux jours de juillet. Les petites babillaient en se nouant l’une à l’autre des rubans rouges dans les cheveux; le vieux Potapytch mit l’insigne communiste: la faucille et le marteau sur l’étoile rouge. Et il fixa à sa cravate rouge une épingle avec le portrait du camarade Lénine.

Je le regardais se raser et arborer ces nouveaux emblèmes, signes d’un pouvoir bien établi.

Tout le monde s’en alla, sauf moi. Les fillettes montèrent avec leurs camarades de classe dans un camion enguirlandé de branches de sapin et muni d’immenses affiches vantant la supériorité de l’instruction sur l’ignorance.

Le vieux Potapytch, lui aussi, marche au pas avec les «travailleurs de l’instruction», puisqu’il est gardien au service de l’Instruction Publique. En partant, il m’a dit avec orgueiclass="underline"

– Nous avons notre drapeau, il est magnifiquement brodé. Vous verrez ça: des épis d’or sur velours cerise, et un mot d’ordre.

Je ne fus pas longtemps seul. Goretski, essoufflé, gravissait les marches raides de l’escalier. C’est un vieux curieux qui adore les spectacles; or, par nos fenêtres on voit la perspective Nevski, à vol d’oiseau même.

Goretski est définitivement tombé en enfance: il a oublié le passé et vit au jour le jour. Il commença par me demander si j’avais du sucre et manifesta le désir de prendre du thé… Nous le bûmes en suçant un morceau de sucre chacun, luxe inouï. C’est du reste une réserve à part, que je garde pour les fillettes.

Goretski me décrivait avec feu les processions et les mises en scène de la fête. Ses clients lui laissent souvent des journaux et bavardent volontiers avec ce vieillard loquace.

Le voyant en bien meilleure santé que moi, je lui fis promettre que si je mourais il remettrait mes écrits à destination. Il refusa d’abord, sous prétexte de n’avoir pas le temps, mais une livre de gros tabac eut raison de sa résistance: il s’engagea à porter au besoin lui-même mon manuscrit à la rédaction.

Soudain, une sonnerie de clairons vibra: la procession s’allongeait, de la gare Nicolas, sur toute la perspective Nevski. Ouvriers, troupes, enfants, tout le peuple marchait, célébrant sa fête. Au centre, sur un camion, un énorme globe où on avait marqué en rouge, parmi les mers bleues, les territoires où la révolution s’était accomplie ou se préparait. Au lieu de l’équateur, s’étalait une ceinture mobile avec ce mot d’ordre: «Prolétaires de tous les pays, unissez-vous!»

Et lorsque, autour de cette masse, un chœur de voix fraîches de jeunes filles lança l’appel que Mikhaïl m’avait murmuré jadis, animé d’un ardent espoir en l’avenir, je crus sentir son invisible présence. C’était émouvant, c’était beau, je l’avoue. Dans un autre camion, énorme guimbarde, une drolatique «bourgeoisie internationale» échangeait des boutades avec la foule, à la joie de tous.

Les troupes défilent en bon ordre, vêtues d’uniformes corrects, aux pattes de col de différentes couleurs. Tous sont casqués comme des preux. Un nouveau contingent de robustes gaillards… La Russie est inépuisable! Naguère, les champs de bataille étaient jonchés de ses meilleurs soldats, et la voilà qui a engendré des hommes nouveaux, telle une terre vierge abreuvée de soleil qui ne se lasse pas de produire de sveltes épis.

Sous l’effet de la fanfare, mon pauvre Goretski, mis en humeur guerrière, se rappelle soudain ses exploits.

– Tu sais, mon vieux Serge, il m’arrive de mentir, de rage impuissante. Je suis gardien… C’est pourtant moi, moi qui ai pris l’aoul de Guilkho!

Un sanglot allait lui échapper, mais soudain exultant, comme s’il prenait part à la fête, il me dit:

– Tiens, tiens, voilà qu’on peut promener des drapeaux rouges, ce n’est pas comme dans le temps!

Son inconscience me révolta.

– Imbécile, va! lui dis-je avec la familiarité d’autrefois. Pourquoi, tête de lard, ne le pouvait-on pas? À cause de types comme nous autres. As-tu protesté quand on pendait les terroristes, quand on incarcérait les gens? Non, tu applaudissais, mon ami.

– Voyons, mon cher, répliqua-t-il sans se troubler, c’était différent, les terroristes voulaient user de violence…

Je m’abstins de discuter. Il devenait décidément gâteux. Ce qu’il était content de voir la milice en belle tenue neuve, noire, à col rouge, faite sur mesure!

– Mon cher, nous avons de nouveau une police, et bien plus convenable que l’ancienne; c’est, ma foi, une police d’Europe. Ah, si j’avais su, je n’aurais jamais fait de sabotage! Mais eux aussi, entre nous, étaient trop pressés de nous détruire. Il aurait fallu nous homologuer tout de suite. Je ne me plains pas, du reste: j’ai une place tranquille et, si l’on peut dire, au-to-cra-tique. Je suis mon propre chef, et pas de bureaucratie… ha, ha!

Las de ses radotages, je fus heureux qu’il s’en allât. Mais aussitôt pris de honte à l’idée que mon dernier ami me portait sur les nerfs, je lui offris de le reconduire.

Au retour, entraîné par le flot de monde, je parvins à cette fatale place Ouritski. Une immense foule silencieuse et ordonnée écoutait des orateurs parler du haut d’une tribune. Et quand on y déploya l’étendard de pourpre, des milliers de voix entonnèrent l’Internationale.

Comment distinguer le rêve de la réalité? N’était-ce pas là, sur cette même place, qu’un autre hymne avait résonné puissamment, inséparable du mot «Russie» et qui semblait éternel? Y avait-il longtemps de cela? D’après les dates, cinq années à peine; d’après les événements, des siècles. Et voici que l’Internationale, à son tour, paraissait inséparable du pays.

Les fillettes revinrent contentes, avec des friandises, et Ivan Potapytch était visiblement gris.

– Les coopérateurs m’ont offert de la bière, ça n’aurait pas été chic de refuser, déclara-t-il en guise d’excuse.

Il enleva ses nouveaux insignes, et désireux de ratifier la fête du Premier Mai à son foyer, cria tout haut, comme dans la rue: «Vive le prolétariat rouge!» Puis il enfila sa robe de chambre et demanda en bâillant aux fillettes d’un ton sérieux:

– Ça durera longtemps, ces jours fériés?