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Sacha, la cadette, répondit avec dépit:

– Penses-tu! Les classes recommencent demain.

La révolution s’est bien implantée dans les mœurs. Si vite! Une vieille forêt essouchée met plus longtemps à se couvrir de jeunes arbrisseaux. Les formes nouvelles ont mûri et deviennent populaires. Alors pourquoi, je vous le demande, pourquoi Mikhaïl est-il mort ainsi, sans gloire, tandis que moi j’ai survécu? Car ce n’est pas moi, c’est lui qui voulait ces formes.

Le soleil, ou peut-être la musique et la gaieté d’autrui, ont calmé mon accès de rhumatisme. Le lendemain matin, quand tout le monde fut parti, j’ai repris mon cahier. Où m’étais-je arrêté dans l’histoire de Mikhaïl? Ah oui, à la lettre que Véra m’avait confiée, dans la certitude que je la remettrais au destinataire…

Je n’en fis rien. Elle est toujours sur moi.

C’est la preuve accablante de ma faute, c’est mon trésor, mon infamie et ma justification. Décolorée par le temps, marquée de larmes amères, elle me suivra dans la tombe.

Comment se fait-il que je n’aie pas transmis ce message si important pour la destinée de Mikhaïl et de Véra?

Comme toujours, ce fut ma mauvaise volonté qui créa en quelque sorte les circonstances favorables à la vilenie conçue. Quand je revins de vacances à la date prescrite, Mikhaïl n’était pas de retour. Il arriva un jour en retard et présenta, pour se disculper, un certificat médical auquel personne ne croyait, bien sûr, mais qui était admis par l’usage.

Moi, à ma propre surprise, je tombai si gravement malade de toutes mes émotions, que le soir, à la messe, je m’évanouis et, transporté à l’infirmerie, m’avérai atteint d’une fièvre nerveuse. Pendant qu’on me déshabillait, je réussis à fourrer la lettre de Véra dans le tiroir de la table de chevet, et je perdis connaissance pour trois jours.

La première chose, en revenant à moi, fut de m’assurer que la lettre était là et de la cacher encore mieux sous les objets de toilette. Au bout d’une semaine, des camarades vinrent me voir; Mikhaïl était parmi eux. C’était – je ne l’oublierai jamais – le 1er mai. Resté seul, il me demanda ce qui s’était passé à Lagoutino et si je n’avais pas de lettre pour lui. Je me taisais, comme pour prendre des forces, tandis qu’un calcul rapide s’effectuait dans mon esprit: si je lui dis que la fuite a échoué, il trouvera le moyen d’inciter Véra à des actes téméraires; or, je suis maintenant à plat, incapable de la protéger. Me faisant donc plus malade que je n’étais, je lui dis:

– Je te dirai tout plus tard. Il ne s’est rien passé, en somme. Véra est dans sa propriété, elle t’enverra une lettre un de ces jours. Elle n’a pas eu le temps de me la donner: je suis parti subitement, convoqué par ma tante.

Mikhaïl négligeait tellement ma personnalité qu’après m’avoir pris pour un schéma tout fait, il ne se donnait plus la peine de considérer en moi l’être vivant.

– Pas de lettre, dis-je.

La voici, devant moi! Une enveloppe bleutée, insérée dans une autre, en toile solide. Mikhaïl et Véra n’existent plus; les effets de Mikhaïl, restés comme lui en prison vingt et un an, se sont usés, selon le rapport du directeur, et ont été brûlés sur son ordre en présence de deux officiers de gendarmerie; tandis que la lettre, elle est intacte.

L’ayant interceptée, je décidai de ne pas dire toute la vérité; et au sortir de l’infirmerie, pendant le seul entretien que Mikhaïl daigna m’accorder, je fus évasif et prétendis ne rien savoir, ayant été à la chasse le dernier jour.

Nous étions cependant à la fin de mai, la promotion approchait: c’était pour tout élève officier une grande solennité, un jour unique.

Par la suite, un militaire pouvait vivre beaucoup d’instants plus heureux et plus solennels, notamment celui où on lui décernait pour sa bravoure l’ordre de Saint-Georges; mais il ne connaissait jamais de passage plus impressionnant d’un état à l’autre.

La promotion, c’est un peu comme la prise d’armes du chevalier. Pourvu des pattes d’épaule d’officiers, l’aspirant d’hier devait vite assimiler un cours de tactique spéciale et les lois régissant ses droits et ses devoirs, tout un code complexe, assez original et souvent contraire à celui du reste de l’humanité.

Ce régime particulier a été maintes fois décrit par les écrivains, et si je le mentionne, c’est seulement parce qu’il fut pour moi, durant des années, la coquille d’oeuf du poussin, contenant toutes les matières indispensables à la nutrition et à la croissance. Mais le poussin, dès qu’il a brisé la coquille, marche tout seul. Tandis que moi, une fois sorti de ces débris, je ne sais où poser le pied.

L’empereur assistait à la promotion. Il nous félicitait, il embrassait l’adjudant et les promus. Je m’aperçus que Mikhaïl, pâle comme un mort, fixait le tsar de ses yeux de flamme. En écoutant le rapport de l’adjudant, le souverain croisa son regard. Je le vis tressaillir: il l’avait reconnu. L’empereur se détourna pour adresser la parole à Adlerberg. Je sus plus tard, par son neveu qui était mon camarade, que le tsar avait demandé: «Quel est cet aspirant?» Quand on lui dit son nom, il le répéta à deux reprises, comme s’il craignait de l’oublier: «Beidéman, Beidéman». Puis il ajouta: «Une figure bien antipathique!»

Mikhaïl porta son mouchoir à son nez comme pour arrêter une hémorragie subite, et sortit. Il ne voulait pas du baiser impérial.

En passant à la salle du banquet, au son d’une musique militaire, je ne pus m’empêcher de lui dire:

– Qu’est-ce que tu as à bouder en pleine réjouissance, comme un fantôme qui garde un secret fatidique?

– Ce ne sera pas toujours un secret, je t’assure; mais il restera fatidique pour quelques-uns!

Il se rapprocha soudain et me demanda très vite:

– C’est bien vrai que Véra ne m’a pas écrit?

Et je mentis encore, honteusement, les yeux baissés:

– Si, deux lignes au crayon, pas même cachetées… Pardonne-moi, j’ai perdu le papier pendant ma maladie et n’ai pas eu le courage de te l’avouer. Mais je t’ai dit tout ce que je savais, et si tu voulais, tu pourrais agir.

– Les mains liées? proféra-t-il d’une voix rauque de fureur. Je te préviens d’une chose: si la lettre n’est pas perdue et que tu m’aies menti pour nuire à notre cause, je te tuerai.

– Veux-tu qu’on se batte en duel demain? ripostai-je.

Nous étions comme rivés l’un à l’autre. Mikhaïl fut le premier à se ressaisir.

– Excuse-moi! fit-il. J’ai parfois le pressentiment que tu seras cause de mon malheur. Mais pas de dueclass="underline" ma vie est engagée.

J’étais presque heureux: Mikhaïl commençait à me remarquer. La nature des amateurs d’art est si étrange! J’avais compris que Mikhaïl ne m’était peut-être pas moins cher que Véra.

Enhardi, je m’informai:

– Et si on attente à ton honneur d’officier, tu refuseras aussi de te battre?

Il dit, songeur:

– Mon honneur est un honneur d’homme, et non d’officier.

– Alors tu ne resteras pas un mois au régiment!

– Qui t’a dit que je voulais y rester?

Sur le soir, comme j’étais à la salle de réunions où on comptait arroser copieusement la promotion, un planton vint m’annoncer qu’un soldat m’attendait avec une lettre. Je sortis dans l’antichambre, et je fus stupéfait de voir Piotr, le mari de la belle Marfa. Malgré son air vaillant et son impeccable garde-à-vous, j’évoquai son visage blême et son dos lacéré, zébré d’horribles traces violettes. Aussi, ma première question fut-elle: