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– Te voilà rétabli?

– Oui, j’ai gardé le lit une semaine, votre noblesse, après quoi on m’a enrégimenté et envoyé ici, dans la garde. J’ai deux lettres de notre demoiselle: une pour vous, une pour le lieutenant Beidéman.

Mikhaïl était à la porte; entendant son nom, il s’avança, reconnut aussitôt Piotr, rougit et pâlit tour à tour puis tendit la main en silence pour prendre la lettre de Véra.

– Quand le lieutenant Roussanine n’aura plus besoin de toi, viens me trouver à la bibliothèque. Et il se retira en hâte.

Piotr me raconta que Véra avait épousé le prince Nelski. Marfa, que Véra s’était fait donner par son père en cadeau de noces, annonçait, de son côté, que les nouveaux mariés partaient à l’étranger et voulaient l’emmener avec eux.

Je n’en croyais pas mes oreilles, je le pressais de questions, mais Piotr n’en savait pas davantage. On l’avait enrégimenté peu après. Il affirmait du reste que Véra était calme.

Le prince qui avait fréquenté la jeune fille à titre de fiancé, lui parlait longuement en se promenant avec elle dans les allées sombres du jardin.

Dans sa lettre, Véra me priait instamment de prendre Piotr comme ordonnance. Elle annonçait ensuite, sans donner de détails, qu’elle avait épousé le prince Nelski parce qu’elle avait trouvé en lui un ami excellent. Ils partaient en effet, à l’étranger, en passant par Pétersbourg où elle espérait me voir. Suivaient des paroles affectueuses dont j’avais perdu l’habitude, et la demande réitérée de m’occuper de Piotr. Je promis à ce dernier de faire aussitôt des démarches, et je le conduisis à la bibliothèque, auprès de Mikhaïl. Ils reparurent bientôt ensemble; Mikhaïl rayonnait comme si c’était lui qui avait épousé Véra.

– Adieu, Roussanine! me dit-il. Je n’irai pas riboter, le temps me manque. Il faut que je me rende aujourd’hui même à Lesnoé où ma mère m’attend avec impatience. Mais avant de m’en aller, j’aurai deux mots à te dire…

Le visage en feu, il me transperça du regard:

– Tu m’as menti, Véra m’avait écrit, et un peu plus que deux lignes. Mais tout est bien qui finit bien. Notre cause commune est plus favorisée qu’on n’aurait pu le souhaiter.

– Votre cause… commençai-je, mais je m’abstins de dire que Véra elle-même ne comptait apparemment pour rien à ses yeux. Cela m’arrangeait, d’ailleurs. Ce fanatique ne devait aimer que par à-coups: n’avait-il pas avoué à Véra que dans sa vie la femme ne jouait qu’un rôle secondaire? Et cette allusion au meurtre qu’il avait failli commettre parce que sa bien-aimée prenait de l’ascendant sur lui? À moins qu’il n’ait inventé ce drame pour se faire valoir… Mais je m’avisai aussitôt qu’il ne ressemblait pas à un fanfaron; et plus tard, beaucoup plus tard, l’étonnante interdépendance de nos destinées me permit de vérifier moi-même sa sincérité…

De sa démarche légère, impétueuse, Mikhaïl se dirigea vers le portail à travers la longue place où le soleil couchant déversait à flots sa lumière et embrasait les vitres des bâtiments. Il s’en allait dans un si ardent éclairage, que l’officier de service, déjà passablement gris, clama soudain: «Au feu, les gars!» À quoi les autres répondirent sans se retourner: «Noie-le dans le vin!», et attaquèrent une chanson bachique.

Quant à moi, le cœur serré à la vue de la haute silhouette de Mikhaïl qui s’éloignait, solitaire, parmi l’éclat éblouissant des fenêtres, dans la lueur sanglante du couchant, je cédai tout à coup à l’irrésistible désir de le préserver de je ne sais quelle calamité. Saisissant ma casquette, je m’élançai derrière lui…

Quand je l’eus rattrapé, je dis:

– Permets-moi de t’accompagner jusqu’à la chaise de poste, j’ai envie de me promener.

– Viens, fit-il d’un ton amical.

Nous marchions en silence, heureux comme aux jours lointains de nos premières rencontres. Au pont de la Police où Mikhaïl voulait acheter quelque chose, un civil d’âge moyen, barbu et pas très bien habillé, nous croisa. Je le connaissais de vue, mais je ne pouvais me rappeler tout de suite où je l’avais rencontré.

Cet homme s’adressa à Mikhaïl en le dévisageant:

– Bonjour! Pourquoi n’êtes-vous pas venu me voir? Je vous attendais…

C’était Dostoïevski.

Moi, c’est à peine s’il m’avait remarqué; mais, à mon salut, il se ravisa et me dit avec une amabilité exagérée:

– Vous aussi, je crois, vous étiez au salon de la comtesse?

– La comtesse Kouchina est ma tante, répondis-je sottement, piqué au vif.

Mikhaïl se taisait, sans doute ému par cette rencontre.

– Messieurs, dit Dostoïevski, venez chez moi, c’est tout près d’ici.

Mikhaïl avait du temps avant le départ de la poste pour Lesnoé; quant à moi, je devais faire la bombe toute la nuit, et une heure de plus ou de moins ne comptait guère. Nous suivîmes donc l’écrivain.

En lisant par la suite des critiques sur Dostoïevski et des souvenirs concernant sa personnalité, je fus étonné du manque d’observation des gens. Ils se fient au masque que tout homme pensant porte afin de mieux communiquer avec ses semblables. Ce masque, ils le prennent pour le vrai visage.

J’ai grandi dans un milieu où l’apparence est excessivement trompeuse, où les hommes les plus brutaux et les plus ignorants en matière d’art et de science apprenaient à défrayer une causerie de salon; ils effleuraient adroitement tous les sujets et laissaient supposer encore plus de choses sous-entendues, alors que leurs propos n’étaient, en somme, qu’un ingénieux décor à perspective lointaine, fait d’astuce et d’un vulgaire morceau de carton.

Depuis que je le sais, j’en suis venu à négliger totalement, dans mon appréciation sérieuse d’un auteur, sa dernière œuvre fabriquée pour la montre.

Je dois avouer qu’à cette époque je n’avais rien lu de Dostoïevski, aussi ma première impression – je m’en rends compte aujourd’hui – n’en était-elle que plus fraîche et plus impartiale. Et j’ai toujours eu envie de rire à la vue d’un avorton neurasthénique, aux sentiments larmoyants, qui se croyait «dans le goût de Dostoïevski».

À examiner de plus près cet écrivain, je fus frappé par des traits absolument contradictoires.

Il possédait au plus haut point cette qualité réservée à un petit nombre de femmes du monde qui, loin d’être belles, ont un avantage supérieur à la beauté: un charme qui décide sans appel du sort d’autrui.

Quand on les a connues, toutes les impressions recueillies en dehors de leur rayon d’action paraissent pauvres et incolores. Leur présence stimule, décuple les forces, grise comme le champagne, enrichit.

Sans doute, les savants expliqueront un jour le secret de ce charme par des fluides vitaux intensifs, qui émanent de certains organismes.

L’action de cet élixir de vie concentré en Dostoïevski était vive et subite comme la lumière d’un phare qui éclaire soudain l’objet exposé à ses rayons.

Il est possible que les natures non artistiques, mais volontaires et réfléchies, échappent à ces influences; pour moi, je suivais Dostoïevski avec une exaltation pareille à celle qui me prenait devant quelque chef-d’œuvre de l’Ermitage impérial.