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Un coup d’œil à Mikhaïl me révéla que lui aussi était bouleversé, mais d’une autre manière. Son visage viril semblait durci, il remettait en place ses cartouchières, se redressait de toute sa taille comme avant la revue et marchait d’un pas net.

– Vous voilà officiers, remarqua en souriant Dostoïevski. L’autre fois, vous n’étiez qu’aspirants. Ça s’arrose. J’ai justement du vin qui n’est pas mauvais. Je vous en offrirai dans une chambre singulière. Pendant qu’on remet à neuf mon logement, j’habite chez un ami parti à l’étranger.

Nous montâmes au troisième. Des couloirs sombres et peu prometteurs nous conduisirent à une porte éraflée. Dostoïevski pénétra dans un débarras voisin, en tira une poignée au bout d’une ficelle, comme un poisson capturé à ligne, l’introduisit dans le trou de la porte et la tourna. Nous étions dans un vestibule obscur, encombré de châssis et de bois de chauffage. À notre apparition, deux rats s’enfuirent en piaillant.

Dostoïevstki poussa la porte, et nous nous trouvâmes dans une pièce bizarre, très vaste et absolument ronde, trois larges fenêtres perçaient le mur extérieur qui contournait en arc de cercle l’avenue et un canal aux eaux glauques. L’une d’elles, grande ouverte, avait sur son appui une abondante floraison de pois de senteur, tous de nuances violettes, je m’en souviens parfaitement. Ce premier plan s’accordait à merveille avec le panorama infini de la ville. Au-delà des tendres corolles violettes, surgissait, tel un fantôme, le palais comtal rouge, l’un des chefs-d’œuvre de Rastrelli. Les deux renards dressés sur leurs pattes de derrière, qui ornaient le fronton, semblaient animés dans leurs lueurs changeantes du soir. Je connaissais évidemment les noms des rues et les maisons, mais à voir de cette fenêtre du troisième étage, la ville noyée dans le pourpre et l’or du ciel qui estompait les contours des édifices, je sentais mieux le génie de ses bâtisseurs, qui me fait souvent associer Pétersbourg à l’Italie.

Quel charmeur que le couchant! C’est ainsi qu’un jour, à Paris, le bois de Boulogne m’a attendri autant que les ravins de notre province de Smolensk. Peut-être que les émigrés qui erraient là en grand nombre, m’avaient transmis leur nostalgie.

Comme s’il lisait dans ma pensée, Dostoïevski nous montra les premières lumières qui tremblaient dans les flots sombres du canal et une longue barque amarrée sous un pont.

– Ne dirait-on pas Venise! s’écria-t-il. La réalité d’ailleurs vaut bien le rêve. Ce sont des potiers de Tchérépovetz qui ont amené cette barque pleine de céramiques faites à la main. La marchandise est écoulée. Mais hier, sous un soleil éclatant dont nous n’avons pas l’habitude, nos pots miroitaient à l’égal des mosaïques de Saint-Marc… Asseyez-vous, messieurs, nous allons boire à votre nouveau grade.

Nous nous éloignâmes de la fenêtre pour nous asseoir sur un des interminables divans qui suivaient la courbe des murs et alternaient avec des bibliothèques. Le milieu de la pièce était vide. Un parquet bien propre mais qu’on n’avait plus ciré depuis longtemps, étalait comme pour un jeu féerique ses losanges habilement assemblés. Au plafond pendait un lustre également rond, de style byzantin, où les bougies étaient remplacées par des veilleuses de différentes couleurs. Dostoïevski remplit nos verres d’un excellent marsala.

– Vous savez, j’éprouve une joie puérile à loger quelque temps au moins dans cette chambre fantastique, commença-t-il, mais Mikhaïl, très ému, l’interrompit soudain:

– Je me rappelle qu’au premier chapitre des Humiliés et offensés vous exprimez le souhait d’habiter une chambre spéciale qui ne soit pas en sous-location; une seule chambre vous suffirait, pourvu qu’elle soit grande… Vous faites aussi observer que dans une pièce exiguë les pensées même sont à l’étroit, et que vous aimez créer vos nouvelles en marchant de long en large…

– D’où le savez-vous? Le roman n’a pas encore paru…

– Séline, notre professeur, gardait vos manuscrits; comme j’étais son secrétaire, il m’autorisait à les lire.

– Mais oui, Séline, un, parent par alliance de Herzen, je me souviens très bien de lui… Mais vous avez cité la phrase mot à mot. M’auriez-vous lu si attentivement? s’enquit Dostoïevski étonné.

– Nous, les Russes, nous faisons tout jusqu’au bout, tel est notre caractère. Il paraît que Strauss a pris le peintre Ivanov pour un fou parce qu’après avoir étudié à fond sa Vie de Jésus il s’était mis à questionner l’auteur sur des choses auxquelles celui-ci ne songeait plus du tout.

Dostoïevski sourit:

– C’est ce que vous comptez me faire à moi?

– Vous avez deviné, articula Mikhaïl, très grave. Oui, je vous ai lu attentivement. Et tourmenté par certaines idées à votre sujet, c’est chez vous que j’ai trouvé la clef du mystère dans un «à propos»…

– C’est très curieux…

– Voici ce que vous dites: «À propos, j’ai toujours eu plus de plaisir à méditer mes œuvres et à anticiper leur création, qu’à les écrire réellement.» Et vous demandez aussitôt: Pourquoi?

– Et c’est vous qui allez me répondre?

– Oh, non… Adressez-vous à votre conscience.

Je jetai à Mikhaïl un regard stupéfait. Il avait prononcé des paroles presque grossières et que je trouvais déplacées. Quel mal y avait-il à préférer le rêve aux formules verbales? Selon moi, c’était même poétique, le rêve étant désintéressé.

Mais Dostoïevski ne fut point surpris. La tête penchée, il écoutait Mikhaïl avec attention, voire avec une sorte de respect, comme s’il allait apprendre une chose de la plus haute importance.

Autant sa gaucherie m’avait frappé au salon de ma tante, autant j’étais séduit maintenant par la délicatesse qu’il mettait à calmer la nervosité de Mikhaïl dont il semblait si bien comprendre la raison.

– Pourquoi n’êtes-vous pas venu plus tôt? Ce n’est point par hasard, je présume? Cela vous rebutait, n’est-ce pas?

Dostoïevski avait l’air d’écarter une à une les cloisons inutiles pour pénétrer dans l’âme humaine aussi simplement qu’on entre dans un jardin, en ouvrant le portillon.

– Bien sûr, vous ne m’êtes pas étranger, dit Mikhaïl sans lever les yeux. Mais pour la cause que je veux servir… vous êtes l’homme le plus cruel, le plus nuisible, qui soit.

Il parlait d’une voix ferme, tel un guerrier posté à une meurtrière, entouré d’ennemis et refusant de se rendre.

Son émotion, que je ne comprenais pas plus que le sens de leur entretien, s’était pourtant communiquée à moi.

– Je n’en attendais pas moins de vous, fit Dostoïevski d’un ton approbateur.

– La Maison des morts a achevé de m’éloigner de vous. Évidemment, l’homme est son propre juge, – je vous l’ai déjà dit – cela regarde donc votre conscience… Mais voici une analogie: si, à en croire votre aveu, vous aimez mieux rêver qu’écrire, si vous préférez garder pour vous votre richesse spirituelle, c’est que… Bref, vous avez fait le même choix dans la vie…

Ne se contenant plus, Mikhaïl trancha avec une indicible amertume: