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– Vous lésinez! Vous, si riche en savoir et en expérience!

Mikhaïl se leva, le souffle coupé, et s’approcha de la fenêtre. Confus, je regardais Dostoïevski. Je n’oublierai jamais son visage à cet instant-là. À travers la grande tristesse, puissante et comme séculaire, qui ne le quittait même pas quand il souriait, la joie rayonna, empreinte d’amour.

Il rejoignit Mikhaïl, tandis que je restais sur le divan, les yeux rivés sur leurs silhouettes presque noires sur le fond rosé de la fenêtre.

Mikhaïl était dans un de ces accès où, brûlé d’un feu sauvage, il ne voyait plus personne devant lui. Telle une flèche d’arc tirée avec vigueur, il eût transpercé tout obstacle plutôt que de dévier…

– Quand vous êtes sorti de prison, gronda sa voix sourde et profonde, quand vous disiez adieu aux baraques en rondins noircis où vous aviez compté si douloureusement vos jours de captivité, n’était-ce donc que votre talent littéraire qui vous faisait souvenir de ce que vous laissiez là en recouvrant la liberté? J’ai appris par cœur ce passage; le voici: «Que de jeunesse ensevelie entre ces murs, que de forces perdues! Car enfin, il faut le dire, c’étaient des hommes extraordinaires. C’étaient peut-être les hommes les plus doués, les plus forts de notre pays. Mais ces forces puissantes ont été détruites à jamais d’une façon monstrueuse, absurde. À qui la faute?» Et vous répétez à l’alinéa suivant, pour attirer l’attention du lecteur: «Oui, à qui la faute?»

– Que devais-je faire, selon vous? demanda Dostoïevski avec douceur.

– Je sais seulement ce que nous devons faire, nous autres.

– Qui ça… vous autres?

– Nous, les jeunes! Les jeunes meurent sur place, là où ils voient l’injustice. Ils n’auront pas à transmettre verbalement leur expérience, car ils doivent s’immoler. Le sacrifice! Au temps des martyrs chrétiens, on se passait de conciles oecuméniques. Il n’y a jamais eu qu’un moyen de combattre le mal, la violence: ce moyen, c’est la mort consentie au nom de la liberté. Songez un peu, pourquoi serais-je venu vous voir? Vous cherchez une conciliation, un moyen terme. Or, notre cause à nous veut l’intransigeance et la mort. Adieu…

Mikhaïl se dirigea vers la porte, Dostoïevski lui prit la main.

– Permettez que je vous éclaire, il fait noir dans le corridor.

Bouleversé, interdit, je suivis mon camarade sans proférer un mot. Dostoïevski nous précédait, la bougie à la main. La clarté vacillante qui tombait sur les murs, ne pouvait disperser les ombres de la nuit condensées dans les multiples niches et recoins du corridor principal. Et si tout à l’heure Pétersbourg, vu par la fenêtre de la chambre ronde, m’avait rappelé l’Italie, ces escaliers et passages à peine éclairés me faisaient penser aux catacombes, aux premiers martyrs et à leurs persécuteurs.

Maintenant que les événements sont accomplis, je me rends compte à quel point la vision évoquée par mes sens troublés avait été significative.

Quant à la singulière chambre ronde, d’après les renseignements que j’ai pu recueillir, l’ami de Dostoïevski la céda peu après à une madame Florence qui l’utilisa jusqu’à la révolution comme salle commune pour les demoiselles et les hôtes de son établissement frivole mais lucratif.

Chapitre VII Les tilleuls en fleurs

Les démarches que je fis au sujet de Piotr, ainsi que Véra me l’avait demandé dans sa lettre, aboutirent. On l’affecta à notre unité et je le pris comme ordonnance. Pour le reste, je n’y comprenais absolument rien.

La joie manifestée par Mikhaïl à propos du mariage de Véra, témoignait que ce devait être un mariage factice. L’aveu que le prince était pour elle un ami excellent, indiquait des relations d’un genre particulier. Mais ce voyage à l’étranger? Je ne doutai pas un instant que Véra aimait toujours Mikhaïl; que signifiait donc ce départ? Mikhaïl ne pouvait pourtant pas l’accompagner… Comme officier, il était retenu pour trois ans au moins par son service.

Tout s’expliqua bientôt. Mikhaïl Beidéman disparut. On l’attendit en vain au régiment, il ne s’y présenta pas au terme fixé. Sa vieille mère, à laquelle il avait certifié qu’il s’en allait pour quelque temps en Finlande, était sans nouvelles de lui; elle adressa au grand duc Mikhaïl Nikolaévitch, directeur en chef des écoles militaires, une demande pour qu’on fît des recherches.

Cruel comme tous les fanatiques, Beidéman ne se souciait pas de ses proches. Il avait négligé de se mettre à la place de sa pauvre mère. Sinon, pourquoi n’avait-il pas eu l’idée qui serait venue à tout autre dans sa situation? Car enfin, le mensonge puéril qu’il lui dit en la quittant – à jamais, comme devait le montrer l’avenir – allait être dévoilé au bout de quelques jours et la mettre dans une terrible angoisse. Il aurait pu lui épargner ce surcroît de souffrance; sa mère était une femme courageuse, une nature d’élite. Mais il n’avait point songé à elle, voilà tout, et il avait usé du premier expédient venu.

Quant à Vera, il s’abstint de la joindre à ce moment-là, de crainte d’attirer les soupçons sur elle et de gêner son départ pour l’Italie où il devait la retrouver plus tard. Son passage à la frontière fut signalé par le gouverneur de la ville de Kuopio au gouverneur général de Finlande, comme l’attestent les documents. C’est d’après eux que je reconstitue les faits.

Mikhaïl descendit tard le soir dans une hôtellerie où il changea de vêtements avec le sommelier, sous le prétexte d’aller à la chasse le matin. Mais une fois parti, il ne revint plus et fit à pied la distance d’Uleaaborg à Tarnio. Les autorités n’en savaient pas davantage à cette époque.

Je brûlais de revoir Véra et m’apprêtais à demander un bref congé pour régler des affaires concernant mon domaine, lorsque je reçus d’elle une dépêche où elle me suppliait de venir immédiatement pour une question urgente. Je donnai l’ordre à Piotr de faire mes bagages. On m’annonça peu après qu’une dame âgée me demandait. C’était la mère de Mikhaïl.

Je n’oublierai jamais cette vieille femme. Mikhaïl était son dernier-né, un enfant tardif. D’allures un peu guindées, en robe noire et mitaines blanches, elle m’étonna par son calme imperturbable, si rare chez les femmes. Toute la vie semblait concentrée à l’intérieur, ne laissant échapper au dehors que les rares paroles et les gestes nécessaires aux rapports avec les autres. En même temps, une bonté ineffable rayonnait dans ses yeux magnifiques, d’un bleu encore vif. Ce n’était pas cette bienveillance mondaine qui n’engage à rien, mais une bonté véritable, active. D’où, sans doute, cette attention un peu sévère dans sa façon d’écouter et de regarder.

Je compris d’emblée que Mikhaïl aurait pu se confier à une mère pareille. Et à sa vue, je découvris aussi l’origine de son caractère à lui, passionné, profond, lancé comme une flèche vers un but unique.

La mère de Beidéman m’exposa sans préambules le motif de sa visite:

– Je viens vous demander de vous rendre auprès de Véra Erastovna: je suppose qu’elle est mieux renseignée que quiconque sur mon fils disparu.

Je lui montrai mes valises et lui remis la dépêche de Véra.

– Ne tardez pas à venir me trouver à votre retour, je vous attendrai avec impatience!

Je promis naturellement, et lui baisai la main avec une piété filiale.