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On imagine l’émotion que j’éprouvai en montant dans l’équipage envoyé à ma rencontre pour me conduire à la propriété du prince Nelski! J’étais content d’avoir quatre heures devant moi pour réfléchir. J’avais d’ailleurs le cœur léger, m’étant persuadé que le hasard avait tourné mes deux vilenies à l’avantage de Véra et de Mikhaïl. La Cloche livrée par moi à Lagoutine et devenue entre ses mains une arme terrible, avait poussé la jeune fille à contracter avec le prince une sorte de mariage fictif qui, apparemment, ne la privait point de sa liberté d’action et de sentiment. Et en escamotant sa lettre, j’avais empêché Mikhaïl de commettre une folie. Maintenant qu’ils étaient séparés, le destin lui-même leur dirait s’ils devaient s’unir.

Touché par la douleur de l’admirable femme qu’était la mère de Mikhaïl, et flatté par la dépêche pressante de Véra, je me sentais pris d’une magnanimité romanesque. Le prince ne m’inspirait aucune jalousie.

La route traversait des champs coupés de boulaies. Soudain, parmi les tilleuls centenaires dont le vent m’apportait le parfum mielleux, la superbe maison de Lagoutine avança sa colonnade blanche.

Je ne tenais pas à voir le vieux, aussi avais-je recommandé au cocher, dès la gare, de bâillonner le grelot dont le son indiscret n’aurait pas manqué de pousser Mosséitch à s’informer sur ce passant indésireux de présenter ses hommages à Éraste Pétrovitch.

À une demi-verste de la maison, je remarquai quatre poutres noircies et un squelette de toiture, triste vestige d’une grange dévorée par les flammes.

– Un incendie? demandai-je au cocher.

– C’est un coup des paysans de Lagoutine, pour se venger du maître qui déshonore leurs femmes.

Et comme je voulais en savoir davantage, il me raconta l’histoire:

– Quand on a appliqué chez nous l’ordonnance sur la répartition des terres et que l’arpenteur et le juge de paix ont fait le tour du domaine, les paysans de crier: «On ne marche pas!» C’est qu’on avait droit à sept ou huit déciatines, et au district de Krasnenskoé on n’en obtenait que quatre: c’était vexant! Les gens du prince se moquaient de ceux de Lagoutine: «Vos bœufs ont le museau chez le voisin et le derrière sur la terre du maître».

Alors, les chefs sont venus, on a convoqué les paysans et le partage a commencé. On fait tout le nécessaire, l’arpenteur vérifie les jalons, mais au moment où il prend l’astrolabe, voilà qu’une femme enceinte, venue d’on ne sait où, se couche à la dérayure, le ventre en l’air, pour pas qu’on mesure les angles! Elle hurle comme une possédée. C’était à rire et à pleurer. Lagoutine, lui, s’amuse plus que les autres, il cligne de l’œil à son nain et lui parle à l’oreille devant tout le monde.

Enfin, on a emmené la femme et divisé le terrain. L’arpenteur a donné rendez-vous aux autres pour continuer le partage.

Et la fois d’après, fallait voir ça! Lagoutine les payera cher, ses frasques aux dépens du paysan…

L’homme se tut, hargneux, mais je lui offris une rasade de mon flacon de voyage, et il reprit:

– Ce sale Mosséitch est venu leur donner un bon conseil, soi-disant de la part du maître: que toutes les femmes grosses, tant qu’il y en a, rappliquent pour empêcher de tendre la chaîne. Qu’elles se couchent, comme l’autre, le ventre en l’air, mais toutes nues… l’autre, voyez-vous, elle n’avait pas réussi, parce qu’on ne pouvait pas savoir ce qu’elle avait sous ses habits. Peut-être que c’étaient des chiffons… Quant aux enceintes, la loi devait les protéger. Si elles s’allongeaient toutes à la queue leu leu, on n’allait pourtant pas les fouetter! On leur ferait sûrement une faveur, elles sauveraient leur lot… Et figurez-vous que les femmes ont marché. Des paysans plus malins ont essayé de protester, mais on a failli les massacrer. Y a pas plus ignorant que les gens de la campagne.

Les chefs arrivent au jour convenu; par exemple! c’est plein de femmes enceintes, et il y en a! Le propriétaire se gondole, il les invite dans la grange et leur offre de la vodka pour leur donner du cran.

Quand elles sont grises, il les fait se déshabiller et les envoie toutes nues à l’arpenteur. Or, il y a déjà deux hommes qui tendent la chaîne; vous savez bien, la chaîne a dix arpents… le paysan a beau chiper les piquets, l’arpenteur et les chefs se débrouillent toujours.

Voilà que les femmes se jettent par terre, et de gueuler.

On ne les a pas fouettées, ça non, mais le colonel de gendarmerie les a mises au bloc. La bousculade, la bagarre, la frayeur en a fait accoucher deux, une troisième est devenue folle, une autre s’est donné la mort. C’est qu’après on les huait au village, on les appelait les fessées, alors il y en avait une qui était trop fière pour supporter ça…

Mais à présent, gare à Lagoutine! Le mari de cette femme, c’est Potape le Borgne, un qui n’a pas froid aux yeux; faudrait pas s’étonner qu’il soulève une révolte.

– Et les paysans du prince, ils sont contents?

– Ils n’ont jamais eu à se plaindre, et depuis que le prince s’est marié, c’est devenu un vrai père pour eux. Il a affranchi tous ses gens, et à ceux qui ont voulu rester il a donné de beaux lots, de quoi vivre à l’aise.

J’aurais voulu avoir des détails sur Véra, mais des bâtiments d’exploitation avaient apparu, puis, précédée de dépendances, la maison du prince déploya sa longue façade. Elle ne ressemblait pas au château du voisin, ayant été construite par un architecte serf pour une vie confortable, mais sans prétention.

Sur un balcon fleuri de jasmins et de liserons, j’aperçus Véra en robe de mousseline blanche. Elle me paraissait grandie et plus belle que jamais.

– Cher Serge, que je suis heureuse de vous voir! dit-elle. Et Gleb Fédorovitch vous attendait aussi. Elle montra le prince.

Il me donna l’accolade et m’emmena par le bras dans la chambre qu’on m’avait préparée.

– Faites un brin de toilette, après quoi je vous prie de passer par ici, dans la salle à manger d’été.

Quelques mots au sujet du prince…

Bien sûr, l’affirmation, particulièrement catégorique sous le régime actuel, que chacun de nous est le produit de son milieu et du mode de vie qu’il mène depuis l’enfance, est parfaitement fondée. Je me permettrai toutefois de noter que certains hommes, même publics, peuvent ne pas exprimer du tout leur être ou l’exprimer fort mal. J’ai connu dans ma jeunesse des personnes qui devançaient de cinquante ans leur siècle et ne convenaient donc, de leur temps, qu’à des emplois fortuits qui étaient loin de les caractériser. Ainsi mon père, né pour être philosophe et hostile à la guerre comme à tout le régime existant, dut se distinguer toute sa vie au poste de général. Et mon oncle Iouri, archéologue passionné, connu en Europe par ses fouilles, est inscrit sur les pages de l’histoire comme conquérant des terres orientales, grâce à une brillante opération qu’il avait risquée – il l’avouait lui-même – non pas en stratège, mais en joueur d’échecs aventureux.

Le prince Gleb Fédorovitch appartenait aussi à ce type d’hommes. Sa mentalité ne correspondait ni à son titre ni à sa situation dans le monde. De fine culture européenne, il était un de ces Russes qui n’exigent rien de la vie et marchent sur la terre d’un pas léger, en distribuant d’une main les aumônes reçues de l’autre. Dans le peuple, ce sont le plus souvent des pèlerins au sens propre; non pas des pique-assiette et des faux-dévots, mais des sages au coeur simple, tels qu’ont su les décrire Tolstoï et Tourguénev.