Le prince Gleb Fédorovitch, n’eussent été ses tantes et ses grand-mères, de vieilles chipies, aurait distribué tous ses biens et couru les bois, sac au dos.
Une grande intelligence, des idées exemptes de tout parti pris, donnaient à sa conversation un charme indicible et la valeur d’un désintéressement absolu.
En rencontrant Véra, il avait deviné aussitôt en elle une âme fière et indépendante; comme je l’appris par la suite, il lui avait proposé depuis longtemps de l’épouser pour acquérir la liberté d’action secondée par une belle fortune.
Bien élevé, il avait, par dégoût de la bravade, su conserver intacte l’apparence de l’homme du monde, sans s’attirer la sympathie ni l’hostilité de sa caste. Mais son mariage l’ayant mis en présence d’une volonté ardente, pressée de mettre ses projets en exécution, il se consacra corps et âme à la réforme agraire, ce qui lui valut la haine de Lagoutine.
Le prince et Véra amendaient l’«Ordonnance» à leur façon, se dépouillant en faveur des paysans et créant avec une sollicitude paternelle les meilleures conditions à chaque foyer. Le vieux Lagoutine ne les fréquentait plus. C’était au moment de ce litige et un peu à son sujet que j’étais convoqué.
Sur la terrasse revêtue de fèves aux fleurs écarlates et de liserons le samovar étincelant gargouillait parmi les pâtisseries dorées qui stimulaient l’appétit. Véra avait congédié les domestiques et faisait elle-même les honneurs de la table.
Je me rappellerai toujours la douceur ineffable de cette fraîche matinée en présence de deux êtres charmants, dont l’un était l’unique amour de ma vie.
Que le lecteur me pardonne ma sentimentalité. Cette matinée fut comme une tendre fleur de pommier que les Parques sans pitié auraient incluse par mégarde dans la trame sanglante de nos trois existences. Sans elle, je ne me serais jamais résigné à tout ce qui s’abattit sur nous par la suite.
Ainsi, deux mots de cette matinée. Pourquoi a-t-elle laissé dans mon souvenir cette sensation de félicité? En général, que peut-on évoquer à son lit de mort comme bonheur éprouvé naguère? N’est-ce pas cet état où on a réussi pour un instant à briser les chaînes de son petit moi, à sortir du ruisseau fétide pour gagner la vaste mer ensoleillée…
Les courants de cette mer sont innombrables. Et plus on est sage, plus le chemin sera pur et bref. Mais croyez bien, n’en vous déplaise, que l’égout crasseux conduit au même but. La seule chose qui importe, c’est d’atteindre, pour un instant au moins, la mer immense sous le ciel sans limite. Et quelles que soient la place et la nature de cet événement, rien ne pourra vous le faire oublier.
Je l’ai connue, cette béatitude, le matin où j’étais assis à la table servie d’une collation rustique.
Le soleil imprégnait la terrasse au point que le vert tendre de la vigne vierge couvrait d’émeraude l’écarlate des fleurs. Les abeilles bourdonnaient, emportant le miel enivrant des vieux tilleuls, tandis qu’en bas la paisible rivière roulait ses flots bleus.
Le prince Gleb Fédorovitch dont les grands yeux rayonnaient de bonté dans un visage paraissant jeune grâce à sa peau fine et blanche, se penchait vers moi pour m’expliquer les motifs de ma convocation.
– Voyez-vous, nous formons une sorte de triumvirat spontané, disait-il en adressant à Véra un sourire paternel. Moi, j’ai de la fortune et de l’expérience, Mikhaïl – une ardente volonté, Véra Erastovna, un coeur intelligent, selon la belle expression du poète. Ces trois facteurs sont indispensables pour réaliser des formes de vie nouvelles, meilleures. Mais à quoi bon parler ce langage littéraire? Nous voulons simplement donner aux paysans, opprimés depuis des siècles, la possibilité de vivre en hommes libres.
Véra me prit par la main et dit du ton affectueux d’une sœur:
– Et vous, mon petit Serge, nous vous avons choisi comme intermédiaire entre le monde ancien et le nouveau. Pour commencer, allez rendre visite à mon père, persuadez-le de céder en toute propriété à Linoutchenko la closerie et au moins cinq cents déciatines de terres. Il ne lui a toujours pas remis le titre de donation, or il importe à notre affaire que Linoutchenko soit le maître chez lui, sans plus dépendre de l’infâme Mosséitch, le régisseur.
– Quel rapport Linoutchenko a-t-il avec votre affaire, et en quoi consiste-t-elle? demandai-je.
– Je ne puis vous le raconter en détail, cela ne ferait que vous troubler. Mais vous avez un cœur sensible à la beauté, remettez-vous à lui. Nous trois: le prince Gleb Fédorovitch, Mikhaïl et moi, voulons voir libre notre patrie esclave, et nous sommes prêts à mourir pour cette cause.
Véra s’était levée. Aérienne dans ses vêtements de mousseline blanche, elle fit quelques pas rapides sur la terrasse et vint s’arrêter devant moi. La brise jouait avec les mèches folles échappées aux tresses blondes qu’elle portait en couronne.
Plongeant au fond de mon âme le regard impérieux de ses yeux gris, aussi rayonnants que ceux du prince, elle prit mes deux mains dans les siennes et répéta avec l’accent des amoureux:
– Nous sommes prêts à mourir. Mais vous, Serge, vous avez une autre vie, d’autres idéals. Nous ne vous demandons que la confiance. Aidez-nous à exécuter nos projets, nous ne vous ferons courir aucun risque…
– Véra, je serais heureux de vous offrir ma vie… dis-je.
– Mais j’exige davantage, fit la jeune femme, grave et solennelle. Elle s’assit auprès de moi sans lâcher mes mains. Il faut qu’en dépit de vos sentiments vous prêtiez votre concours, non à moi-même, mais, par estime pour moi, à notre projet.
J’avais compris. Elle exigeait en effet plus que ma vie. Je devais, tout en haïssant leurs idées politiques, les seconder pour l’amour d’elle, la jugeant incapable de choisir une mauvaise voie. Lecteur, j’ai compris ce texte obscur: «Le plus grand amour est de donner son âme…» On croit d’ordinaire qu’il s’agit d’une mort librement consentie au nom d’un idéal. Mais il est dit clairement «âme» et non «vie».
Ainsi, pour s’affranchir totalement de soi-même on est obligé d’immoler sa personnalité. Que cette loi est donc perfide!
Mais Véra lisait dans ma pensée, et ses lèvres pâlies murmurèrent de nouveau, comme dans un soupir d’amour:
– Serge, nous sommes des condamnés…
Entraîné derrière elle dans la clarté de la mer immense, sous le grand ciel bleu, je dis:
– Ma vie est à vous!
Elle m’embrassa, le prince suivit son exemple. Puis, tout en prenant le thé sous l’haleine suave des tilleuls, nous parlâmes affaires. Mikhaïl n’était pas revenu les voir, il devait être prudent après sa promotion. Une fois réglées la situation de leurs paysans et la cession définitive de la maison à Linoutchenko, Véra et le prince partaient pour l’Italie où ils comptaient rencontrer Mikhaïl. La closerie de Linoutchenko serait le centre du groupe en Russie. C’est là que Véra m’enverrait ses lettres. Ils promirent de me donner des détails le soir; maintenant, ils me pressaient d’aller chez Lagoutine avant qu’il n’ait appris mon passage et ne se soit vexé de n’avoir pas reçu ma visite en premier lieu.
Il me fallait éveiller en lui de la pitié pour son demi-frère Linoutchenko, qui avait ramené de Crimée sa femme malade. Il aurait voulu la conduire tout de suite dans leur maison, mais sa dépendance lui pesait plus que jamais et il lui répugnait d’obéir à Mosséitch. Je devais donc insister sur la donation.