C’était une vaste pièce recoupée en long et en large d’un système compliqué de cordes, comme un galetas de logements à bon marché. Linoutchenko avait inventé ce dispositif pour faciliter l’étude de l’anatomie.
Certaines cordes pendaient, libres à un bout; d’autres, tendues, vibraient au moindre contact. Un gros câble noué au crochet de la lampe descendait jusqu’au sol où il allait se perdre en serpentant dans un coin obscur.
– Ça me rappelle l’inquisition, dis-je en riant à Linou-tchenko.
– Les concierges eux-mêmes s’effraient, bien qu’ils ignorent l’histoire de l’Occident, répondit-il. Mais rassurez-vous, personne n’y laisse sa peau. Quand on désarticule les bras du patient sur cette estrapade, – il montra le crochet de la lampe, – on peut en dénombrer tous les muscles… Nous n’infligeons du reste aucune torture à Iakov Stépanovitch; il se tient à son aise.
– Et je vois d’ici que ce jeune homme n’est pas dans son assiette, dit à mon adresse Iakov Stépanovitch, un petit vieux proprement vêtu, dont le visage aimable, sillonné de rides fines, s’encadrait de duvet blanc. Sa perspicacité m’étonna, car je cachais mon angoisse. Je simulais la gaîté, mais une langueur s’emparait de moi, comme un présage d’évanouissement ou de maladie grave. L’âme dévastée, annihilée, je sentais mes bras alourdis d’un fardeau qui me courbait vers le sol. J’aurais voulu m’étendre et ne plus bouger.
J’étais égaré. Pour l’amour de Véra, je frayais avec des gens qui m’étaient antipathiques, sans pouvoir, à l’instar de la vieille mère de Mikhaïl, associer inconsciemment des choses incompatibles. Mes nerfs se détraquaient de jour en jour, je craignais qu’une révolte subite de mon être ne me dévoile aux yeux de Véra et ne m’oblige à la quitter. Mais autant valait mourir; je continuais donc à traîner mon masque de garçon soumis.
Quant au vieux Iakov Stépanovitch, profitant de ce que Linoutchenko était en conversation avec un autre peintre et que je lui proposais de prendre du repos, il s’avança vers moi à pas menus et dit, les yeux clignés dans un sourire:
– Ne te désole pas, tiens le coup, puisqu’il le faut! À sa naissance, l’homme n’a pas de nom, il ignore s’il a une âme: il essaye de la dépasser d’une manière ou d’une autre, et c’est alors qu’il se heurte à ses frontières. Mais après avoir subi plusieurs fois la mort spirituelle et en avoir triomphé, il prend un nom et s’initie à ses risques et périls au grand labeur, aux peines terrestres. C’est au feu qu’on cuit les briques.
– Et si les briques éclatent? demandai-je en souriant.
– Si tu cèdes à l’esprit de corruption pour te désister de toi-même et te laisser conduire par d’autres, à seule fin d’avoir la paix, tu trahiras ta vie, mon ami. Tu auras l’air d’un homme comme tout le monde, mais au fond tu mèneras une existence inutile, tu seras pareil à une cosse vide. Il est bien dit qu’on ne doit pas enterrer son talent, n’est-ce pas?
– Je suis loin de songer à cela, dis-je en riant.
– Bon, fais-le fier tant que tu en es capable, répliqua le vieillard, le sourire aux lèvres. Voilà mon adresse, à tout hasard: n° 3, Dix-septième avenue…
Il répéta le numéro à deux reprises, de sorte que je le retins malgré moi. Mon heure venue, j’allai le trouver. Mais cela n’arriva que beaucoup plus tard; la fois dont je parle, je me détournai de lui pour regarder les peintres.
Ils étaient cinq ou six jeunes gens et deux jeunes filles, tous élèves des Beaux-Arts, amis de Linoutchenko.
– Alors, on ne dessine pas? demanda l’un d’eux, long et maigre.
– Nous attendons trois camarades, répondit Linoutchenko. Ils sont allés voir un Giorgione chez le professeur.
La séance de dessin n’eut pas lieu ce jour-là. À peine les artistes furent-ils installés, qu’on frappa à la porte. Bikariouk le Chevelu, un camarade de Linoutchenko, entra, affublé d’un pardessus trop court. Il était suivi de sa femme Macha et d’un peintre d’assez petite taille. Macha avait les yeux rougis par les larmes.
– Alors, vous revenez bredouilles? s’enquit Linoutchenko. C’était donc une blague, ce tableau?
– C’est bien un Giorgione, répondit Bikariouk, maussade. Le professeur l’a eu au marché aux puces. Les veinards trouvent des perles jusque dans le fumier. Mais il ne s’agit pas de ça… Il est arrivé malheur à Krivtsov.
– À Krivtsov? Linoutchenko, devenu pâle, s’approcha de Iakov Stépanovitch: On ne dessinera plus aujourd’hui, dit-il.
– Krivtsov s’est pendu, lança Bikariouk d’une voix entrecoupée.
Un grand silence se fit. Véra semblait implorer des yeux un démenti. Macha et les jeunes filles pleuraient.
– Il a reçu de son village une lettre annonçant que son père était mort sous le knout. Ses parents sont des serfs de la province de Kazan, lui-même n’est libre que depuis deux ans. On avait condamné le vieux à mille coups de knout, mais comme il avait le cœur faible, il a succombé. On a trouvé dans la poche de Krivtsov la lettre du diacre, parvenue aujourd’hui. Il a agi sous l’impression du moment… Et il a fixé un billet à son dernier tableau: «Maudit soit le despote, maudit soit le pays d’esclaves!» Le voici, je l’ai enlevé, car on aurait pu arrêter sa soeur. Elle ne sait rien encore, nous sommes venus les premiers.
Linoutchenko arpentait la pièce d’un pas lourd. Tous se taisaient, atterrés. Il faisait nuit déjà, mais personne n’allumait. La lune, large et curieusement aplatie, brillait au bas du ciel clair, en face de la fenêtre. Bikariouk, assis sur l’appui, profilait sur le réseau des branches sa silhouette recroquevillée, à barbe hirsute, aux cheveux tombant en longues mèches noires.
Il dit d’une voix étranglée:
– Et si vous voyiez le tableau qu’il a laissé en plan! Le hopak, notre danse nationale ukrainienne. Ce n’est pas la maison de torchis traditionnelle, avec les tournesols et le rustre en goguette, c’est l’Ukraine tout entière qu’il a su évoquer! Ah, quel artiste on a fait périr!
– C’est de notre faute! Vous m’entendez! dit Linoutchenko en s’arrêtant. Tant que nous ne serons pas résolus à consacrer toutes nos forces, toute notre vie à la lutte contre la violence, nous sommes complices des meurtriers!
– Tu voudrais qu’on se batte à coups de pinceau et de palette?
– Il est des cas où un pays n’a besoin que de citoyens et non de peintres. Le citoyen, lui, trouvera toujours des armes. Vous avez tous lu la Cloche du 15 avril; n’êtes-vous pas tous d’accord? Le tsar a trompé le peuple! Le servage n’est pas aboli. Tout honnête homme doit combattre un gouvernement félon qui noie dans le sang les justes revendications des paysans opprimés. Notre camarade, un jeune peintre de génie, n’a pas pu survivre à la mort ignominieuse de son père. Il s’est suicidé en maudissant son pays asservi. Acceptez donc votre part de malédiction, tant que vous êtes vous-mêmes esclaves. Qui est avec moi? cria Linoutchenko. Le groupe d’Ataev nous propose de fusionner. Ensemble, nous doublerons nos forces. Mes amis, que la mort tragique de Krivtsov nous fasse au moins progresser d’un pas!
Bikariouk se leva d’un bond et vint parler à l’oreille de Linoutchenko.
– Je m’en moque! riposta celui-ci. Attends, je vais te livrer à ton tour.