– Messieurs! Il s’approcha de moi et de Iakov Stépa-novitch qui était très pâle, mais calme. Mon camarade me dit qu’il y a des étrangers parmi nous. Mais vous, Iakov Stépanovitch, je vous connais depuis longtemps et vous respecte comme un père. Il s’inclina devant le vieillard. Quant à vous, Sérioja, bien que vous soyez militaire, vous êtes un ami d’enfance de Véra, et…
– Je réponds de Sérioja comme de moi-même, intervint Véra.
La fin affreuse de ce remarquable jeune homme que je connaissais personnellement, m’avait consterné; mais de là à vouloir adhérer à un groupe politique dont je ne partageais point les idées, il y avait loin. Je perdis contenance, à court de pensées et de paroles qui m’eussent désolidarisé à jamais de ces gens-là. Je m’étais avancé au milieu de la pièce pour dire quelque chose, lorsque des coups violents frappés à la porte attirèrent l’attention générale.
Quand le nouveau venu rabattit le col de son pardessus et enleva sa casquette, pareille à celles que portaient les petits fonctionnaires, je fus saisi de stupeur. C’était Piotr, mon ordonnance! Ma surprise s’accrut encore de le voir aborder Linoutchenko d’égal à égal, sans me remarquer dans son émoi. Il lui parla familièrement. Puis il me reconnut, tressaillit, se mit instinctivement au garde-à-vous:
– Votre noblesse…
Le sang à la tête, je fus emporté par ma morgue d’officier:
– Qui t’a permis…
Mais Véra me saisit les mains avec une force inattendue et cria, hors d’elle:
– Plus un mot, ou tout est fini entre nous! Il n’y a ici ni soldats, ni gradés. Piotr est un camarade fidèle, il a souffert de la tyrannie de mon père, et celui qui n’est pas son ami sera mon ennemi.
Linoutchenko l’emmena à l’écart:
– Du calme, je vais tout lui expliquer. Et venant à moi: Piotr est membre de notre groupe, auquel nous vous invitons à adhérer. Libre à vous de refuser, mais vous ne serez sûrement pas un délateur. Si cette violation de la discipline répugne à vos sentiments d’officier, vous avez un moyen fort simple: demandez à changer d’ordonnance, quoique cela puisse nuire à notre cause. Piotr a un compère qui est gardien au IIIe Bureau et qui lui donne de précieux renseignements sur les détenus politiques, pour nous permettre d’alléger leur sort. Je vous le dis comme à un homme dont la loyauté est incontestable. Je t’écoute, Piotr, quelle nouvelle nous apportes-tu avec tant de hâte?
J’étais furieux: comment osait-il insister à ce point sur ma loyauté? Trop agité pour rassembler mes idées sur-le-champ, je décidai de décliner, le soir-même, dans une lettre, toute participation à l’activité du groupe de Linoutchenko. Mais j’oubliai tout au monde dès que Piotr fit sa communication.
– Le 18 août à cinq heures du soir, dit-il, Mikhaïl Sté-panovitch Beidéman, descendu d’un bateau venant de Vyborg, a été remis au capitaine Zaroubine, premier aide de camp du corps de gendarmerie, et interné dans la prison du IIIe Bureau!
Vera tomba sans un cri. Tandis que nous l’étendions sur un canapé et tâchions de la ranimer, Linoutchenko demandait des détails: d’où avait-on amené Beidéman? que savait-on de son arrestation?
Piotr n’avait appris qu’une chose de son compère: Mikhaïl avait été arrêté en Finlande, à la frontière russe. On n’avait trouvé sur lui que des bagatelles: un pistolet hors d’usage, un canif et un peigne dans un étui. D’Uleaaborg on l’avait amené à Vyborg puis, par mer, à Pétersbourg.
Il faut que je cite, à titre d’explication, un extrait des documents d’archives publiés dans la brochure que je garde toujours sur moi: «Le 18 juillet 1861, dans la paroisse de Rovaniemi, province d’Uleaaborg, dans le nord de la Finlande, le garde Kokk remarqua un inconnu à la station de Korvo. Questionné sur son identité, l’homme prétendit être Stépan Gorioun, forgeron de la province d’Olonetz; n’ayant pas trouvé de travail en Finlande, il revenait au pays par la province d’Arkhangelsk. Comme il n’avait pas de passeport, le garde l’arrêta et le fit conduire par le bedeau à Uleaaborg, pour le mettre à la disposition du gouverneur. Là il fut interné, et le 26 juillet, à l’interrogatoire, il répéta les renseignements donnés au garde. Quatre jours après, Stépan Gorioun demanda à être de nouveau interrogé et déclara que ses renseignements étaient faux, qu’il était Mikhaïl Beidéman, lieutenant, passé en juillet 1860 en Suède par Tornio, de là en Allemagne, et qu’il revenait maintenant de l’étranger!…
L’arrestation fut annoncée au grand duc qui ordonna de transférer immédiatement le détenu au IIIe Bureau.»
Les Linoutchenko gardèrent Véra chez eux. Elle avait le délire, il fallut appeler un médecin. Je cherchai Piotr, mon ordonnance, mais il avait disparu. Je sortis de l’atelier avec Iakov Stépanovitch, triste et silencieux.
En me quittant, il dit d’un ton officieclass="underline"
– Rappelez-vous mon adresse, mon ami. Vous êtes orphelin, et les orphelins ont besoin de conseils!
Et il s’éloigna après m’avoir salué. Je me souviens qu’en le suivant des yeux je fus surpris par la jeunesse de sa démarche; il allait d’un pas léger et net, le dos bien droit, comme s’il était exempt du lourd fardeau des années.
Il se faisait tard. La lune, toujours énorme, voguait dans un ciel crépusculaire dont la voûte, au-dessus du lointain Saint-Isaac, semblait vide. Les sphinx, telles des tigresses fatiguées, se faisaient face, et je lus pour la centième fois l’inscription: «Sphinx de Thèbes, ville de l’Égypte ancienne, transportés à Saint-Pétersbourg en 1832.»
Je me rappelle bien cet instant. Derrière le mur de granit, la Néva roulait ses eaux de plomb où des chalands faisaient des taches noires. Sur l’autre rive, parmi les innombrables trous des fenêtres, de rares lumières clignotaient ça et là, ainsi que des yeux vivants. Dans le fond, l’immense Académie des Beaux-Arts, que ne surmontait pas encore la statue de Minerve, érigée beaucoup plus tard, paraissait plus proche qu’en plein jour.
J’étais là, confondu, désorienté. Mon honneur d’officier, ma dignité de gentilhomme, tous mes principes moraux et politiques s’acharnaient contre mes affections: l’amour sans bornes que m’inspirait Véra et la fidélité que je devais à ses amis. Et Piotr? Que faire de lui? Comment nous reverrions-nous? Je sentais de tout mon être que l’audace de ses affinités secrètes avec les conspirateurs méritait rien moins que le peloton d’exécution. Et qu’adviendrait-il de Mikhaïl? Ce serait sans doute à moi de faire les démarches nécessaires pour son élargissement, de recourir aux relations de ma tante, de solliciter Chouvalov et Dolgoroukov, parents et amis de ma famille. Mais que leur demanderais-je? La mise en liberté d’un implacable ennemi du tsar! Et dans quel but? Pour qu’à l’avenir il s’y prenne mieux dans sa lutte destructive…
Non, c’en était trop. S’ils avaient eu la moindre estime pour moi, ils auraient dû me ménager davantage, m’épargner, ne serait-ce que par la ruse qui les caractérisait, le supplice de cet intolérable dédoublement intérieur.
Mais je n’étais à leurs yeux qu’un mécanisme pratique. Et de même qu’on jette du charbon dans une machine à vapeur, pour l’alimenter, ils jouaient sur ma prétendue loyauté, afin de m’exploiter à leur gré.
Je descendis l’escalier de la berge. Il faisait froid au bord de l’eau. Les vagues lourdes avaient des reflets ternes. Je songeai un instant à m’y étendre, pour flotter à la dérive et sombrer… Et ces deux-là, venus de Thèbes l’ancienne, ne tourneraient même pas leur tête couronnée d’une tiare.