Mais au souvenir de Véra, je rentrai, frissonnant. Je savais qu’elle aurait besoin de moi toute ma vie.
En 1918 j’ai repassé par cet état, au même endroit et à la même heure.
Vêtu de mes guenilles et déjà réduit à la mendicité, j’errais jour et nuit par la ville et j’observais, sans éveiller de soupçons, vu ma vieillesse…
Une nuit, comme la grande lune aplatie répandait sa lueur blafarde, je vis un homme se jeter dans la Néva. Une longue cicatrice allant de l’oreille droite au bas du nez, rougeoyait dans la clarté crépusculaire. Je la connaissais… Bien sûr! C’était ce fameux coup de sabre turc qu’il reçut quand, poussés par une folle audace, nous avions pris tous les deux les devants. Le gros de la troupe nous rejoignit et l’avant-garde de l’ennemi fut capturée. Cette cicatrice a valu au capitaine Alférov la croix de Saint-Georges…
Aujourd’hui, vieillard rigide, il quittait la vie stoïquement, en militaire qu’il était. Je le vis saluer à la mode russe les quatre points cardinaux, se déshabiller sans hâte, entrer dans l’eau, s’éloigner à la nage, disparaître. Je ne l’interpellai point. Il avait raison à sa manière. Je descendis les marches. Les eaux grises murmuraient, voraces, battant le granit à mes pieds. Ah! qu’elle me fascinait, cette lourde profondeur…
Mais la pensée de Véra me retint. Je lui devais, à elle qui dormait depuis longtemps du sommeil éternel, de faire connaître au public le martyre de Mikhaïl, avant de m’éteindre à mon tour.
Je remontai. L’énorme silhouette de l’Académie se dressait, comme jadis, sans la statue de Minerve qui s’était écroulée vers 1890 en crevant le plafond. Les sphinx se regardaient toujours, mystérieux et indolents, au-dessus de l’inscription séculaire: «…De Thèbes, ville de l’Égypte ancienne».
Chapitre IX Sous la cloche
Un embarras subit me retint devant l’hôtel de ma tante: un carrosse venait de s’y arrêter, le comte Chouvalov, enveloppé d’une superbe pelisse de castor, sauta légèrement à terre et se dirigea vers la porte. Affectant de m’intéresser à la devanture d’un fleuriste, je me pressai contre la grande vitrine qui resplendissait près du dernier pilastre de l’hôtel. Le comte, qui de son œil perçant avait surpris mon manège, m’aborda avec un sourire radieux:
– Entrons ensemble chez la comtesse; à quoi bon déranger deux fois le vieux Kalina?
Kalina était un vénérable laquais de ma tante, qui ne cédait à personne le privilège d’ouvrir la grande porte. La comtesse recevait souvent des visiteurs de marque, et Kalina se jugeait tenu de les saluer le premier, en majordome accompli.
Les allures du comte paraissaient fort naturelles, il semblait seulement de très bonne humeur, et l’éclat vif de ses yeux était comme voilé d’une délicatesse de bel homme inconscient de son pouvoir.
Tout en bavardant sans façons, je frémissais au-dedans de moi-même. J’avais acquis soudain la certitude que Chouvalov venait chez ma tante uniquement à mon sujet et qu’il craignait de ne point m’y trouver.
Tel un veinard qui a gagné du premier coup le gros lot, il ne pouvait, malgré son empire sur lui-même, dissimuler la joie bestiale que procurent les aubaines. J’ai observé une fois un chat qui, ayant attrapé une souris au passage, céda de bonne grâce à un chien le morceau de lard qu’on lui avait jeté. Comme j’ignore l’étendue de la conscience chez les animaux, je ne saurais dire si c’était un effet du hasard ou du sentiment en question. Mais j’ai, hélas, la preuve formelle qu’en cette inoubliable nuit l’attitude du comte Chouvalov rappelait l’aménité du tigre qui a fait bonne chasse.
On a eu le tort de nous apprendre à nous fier exclusivement aux faits, à la logique, en négligeant, comme l’héritage romanesque de nos ancêtres, les avertissements du cœur. Si j’avais été sage, j’aurais écouté mon angoisse à la vue de cette face de marbre aux yeux aigus, et je m’en serais retourné chez moi. Mais je n’étais pas sage, et je suivis Chouvalov.
Le salon de ma tante était plus animé qu’à l’ordinaire. Une jeunesse turbulente des deux sexes bavardait avec animation. À défaut du personnage de marque que ma tante servait à ses invités comme un plat de choix, la compagnie s’était partagée spontanément en plusieurs groupes où l’on causait sans contrainte de choses et d’autres.
Ma tante trônait à la table ronde, entourée de ses familiers assis dans des fauteuils moelleux. Il y avait là de hauts fonctionnaires qui parlaient de l’actualité, des écoles du dimanche qu’on se proposait de fermer, des troubles qui éclataient dans les universités et de la fameuse «question féminine».
– Je suis de tout cœur avec le comte Stroganov, déclara ma tante. Lui seul ne me semble pas mentir en disant que l’instruction supérieure ne convient qu’aux gentilshommes fortunés. Tel petit roturier qui en sait plus que son père, ne pense qu’à se pavaner devant lui! Un autre, gorgé de science mais las de traîner sa misère, finit par se pendre comme on l’a lu tantôt dans le journal. Décidément, chacun doit vivre selon la volonté de Dieu.
– Et l’avis du baron de Korf, qu’en pensez-vous? demanda à ma tante un vieillard, malingre. Il propose de fonder tout d’abord l’université libre…
– Sornettes! Nous ne sommes pas mûrs, mon ami, pour le système parlementaire; si nous allons sans trique à l’abreuvoir, les prés seront piétinés! interrompit ma tante.
– La note de Kovalevski est curieuse… commença prudemment Chouvalov, du ton interrogateur dont il usait d’habitude pour soutirer aux autres leur opinion sans jamais dire la sienne.
– À l’amende! À l’amende! cria-t-on de toutes parts en tendant à Chouvalov un vase de Saxe où sonnaient des pièces d’argent.
– Ce soir, mon cher, on met à l’amende pour Kovalevski, dit ma tante. Nous nous sommes battus une heure à cause de lui. Quand j’ai vu qu’on s’emballait, j’ai pensé qu’on pourrait bien tondre le mouton au profit des orphelins. Paye, mon cher comte, et ne parle plus de Kovalevski, il nous colle aux dents comme du rahat-loukoum!
– C’est bien la peine de s’occuper d’un réprouvé! Stro-ganov, Dolgorouki et Panine sont nommés, intervint un petit vieux pétulant, et il fit à un autre vieillard le geste de décapiter un pissenlit. Kovalevski… au rancart!
– À l’amende! Ma tante poussa le vase vers le petit vieux. Tout le monde riait.
D’ordinaire, mon tempérament d’artiste, porté aux jeux de toute sorte, me faisait goûter cet art subtil des salons qui consiste à aborder tous les problèmes sans les approfondir, en dessinant d’ingénieuses arabesques verbales, pareilles aux figures tracées par les sportifs sur la glace d’une patinoire.
Mais ce jour-là, peut-être parce que Mikhaïl était détenu au Troisième Bureau, à la merci d’un homme qui se tenait en face de moi comme si de rien n’était, cette insouciance mondaine m’horripilait.
– Kovalevski a rapporté gros, fit ma tante. Voyons, Maria Ivanovna, à toi de chevaucher ton dada, mais je te préviens que si tu le fais courir jusqu’à Augustin, tu payeras double amende.
Ma tante avait une vieille pendule allemande à sonnerie et à carillon marquant les demi-heures sur l’air de «Mein lieber Augustin».
– Je n’aime pas l’équitation, dit en souriant Maria Ivanovna, je préfère la troïka du bon vieux temps, qui est si confortable. Et ma condition de femme ne m’offense nullement: je souhaite vivre ma vie en mère diligente, comme le firent nos aïeules.