– Toi, tu es une femme de tête, nous le savons; parle-nous plutôt de ta fille, commanda ma tante qui traitait Maria Ivanovna en fillette, bien que celle-ci eût dépassé la quarantaine.
– C’est vrai, Liouba me donne du souci; figurez-vous qu’elle est peintre. Maria Ivanovna rougit comme si elle avait dit une indécence. Une ou deux heures de dessin, passe encore, mais elle ne fait que ça du matin au soir! Tantôt, elle a eu une crise de larmes. Son professeur a remarqué sans la moindre malice: «Vous êtes très douée, dommage que vous ne soyez pas un garçon.» Alors elle s’est vexée: «Vous n’auriez pas dit, je suppose, à l’ambassadeur de Chine qu’il est intelligent mais que ses yeux bridés lui font tort… Et vous osez parler ainsi à une femme? Sortez!» Et à moi, elle m’a déclaré: «Je ne me sens pas demoiselle, maman, je voudrais vivre en homme.»
– Amène-la moi demain, dit ma tante. Je lui recommanderai un bon parti, elle est d’âge à se marier.
– L’insurrection féministe! s’écria le petit vieux de style européen. Si les femmes étaient plus raisonnables, elles ne se révolteraient pas. Car enfin, il est démontré par la science que leur cerveau, en moyenne, est sensiblement plus léger que celui de l’homme. En a-t-on vu au moins une qui eût du génie, ne serait-ce qu’en littérature? Elles ne feront jamais plus que George Sand, encore Baudelaire l’a-t-il qualifiée de génisse…
– Et Jeanne d’Arc? proféra en rougissant l’aînée des vieilles filles.
– Jeanne d’Arc est d’une autre époque. Et puis, madame, Voltaire nous l’a neutralisée. Son exploit, son merveilleux talent militaire résultaient de… comment dire cela d’une façon correcte?…
– Tais-toi donc… Ma tante menaça du doigt son petit vieux préféré, passé maître en grivoiseries.
– Bref, Jeanne d’Arc n’est pas un exemple pour les femmes, car ce n’en était pas une, fit observer Chouvalov d’un air détaché.
Une jeune fille demanda:
– Cela se peut-il?
On rit aux éclats. Ma tante, très bien lunée, criait:
– Comte, encore une amende, pour avoir fait rougir une ingénue!
Mais la conversation prit bientôt un tour sérieux. Quelqu’un mentionna un article de Leskov dans la Parole russe, et quoique la pendule eût sonné depuis longtemps et carillonné à deux reprises la chanson d’Augustin, les invités n’abandonnaient pas le sujet, Le début du mouvement féministe inquiétait au plus haut point pères et mères, et des cas d’emballement pour les idées nouvelles avaient créé dans plus d’une famille des antagonismes tragiques.
Je me retirai discrètement vers la fenêtre, afin de cacher mon émoi. La question féminine, alors à la mode, me touchait aussi de près. C’était elle qui avait détruit mon bonheur en jetant Véra dans les bras de Mikhaïl…
Par chance, un peintre mondain, beau parleur, rallia autour de lui tout le salon par ses boutades. Son langage était d’une préciosité ridicule, mais ce qu’il disait me semblait assez spirituel.
Le lecteur s’étonne peut-être qu’en évoquant un instant décisif de ma vie, comme le début de ce chapitre le lui a laissé entendre, je puisse me complaire à détailler des conversations futiles. Et l’on en vient à se demander si j’ai vraiment retenu tout cela ou si je profite de l’occasion pour satisfaire mon penchant tardif d’écrivain en reconstituant de toutes pièces une soirée mondaine?
À cette question, je répondrai par une autre. Le lecteur n’a-t-il jamais observé que lorsque des gens racontent un terrible malheur qui a brisé leur vie, ils s’arrêtent exprès à des choses sans importance. On appelle à l’aide la banalité pour supporter ce qui est au-dessus des forces humaines ordinaires.
Quant à ma mémoire qui a enregistré comme une photographie les événements d’il y a un demi-siècle, cette mémoire de vieillard, tel le soleil, ne fait en somme plus de différence entre le grand et le petit. Je me permettrai cependant de relater quelques détails encore, de ces faits menus qui se gravent dans l’esprit du condamné conduit à l’échafaud…
Le peintre éloquent dont j’ai parlé tout à l’heure, portait une veste de velours et avait la manie de gesticuler.
– Permettez-moi de vous initier au mystère de l’art, qui dévoile le mieux les secrets de l’homme et de la femme, dit-il en s’adressant à ma tante.
– Vas-y, mon cher, répondit-elle avec l’humour qui lui était propre. Mais souviens-toi que, même pour une statue, la nudité complète est indécente. D’ailleurs, aux endroits périlleux tu n’as qu’à parler en français.
– J’espère éviter Scylla et Charybde en me tenant au russe. Mais trêve de préambules. Mettons que je dessine Hermès… En étudiant ses muscles fermes, aux lignes pures, j’ai l’impression de faire un travail d’orfèvre. Une fois le muscle vu et bien indiqué, c’est un sentiment presque farouche de calcul et de logique, si j’ose m’exprimer ainsi, qui guide mon crayon. On croirait suivre le bord d’un précipice, dans un effort de volonté.
– Qui est-ce? chuchotait-on autour de lui.
– Un parvenu qui a du talent, un pensionnaire de la comtesse.
Le peintre continuait:
– En un mot, mesdames, ces sentiments sont la joie d’une visée juste, le vol de la balle en pleine cible…
– C’est un cours de tir militaire? intervint ma tante.
– Patience, comtesse, j’en arrive à Vénus… Là je sens les formes divines non plus dans les lignes, mais dans les ombres: c’est comme si je m’immergeais dans une mer tiède, toute bleue, sous un magnifique ciel d’azur. J’ai le coeur en fête, j’entends les cloches de Pâques… Mesdames, je me baigne dans Vénus!
– Est-ce que c’est convenable? questionna Maria Ivanovna.
L’hilarité fut générale.
– À l’amende, mon cher, dit ma tante, tu vas trop fort.
– Permettez-moi d’achever, comtesse, peut-être le verdict du public sera-t-il moins rigoureux que le vôtre.
Et il poursuivit avec un geste théâtral d’improvisateur:
– Si la reproduction artistique, des torses masculin et féminin donne des sensations si différentes, c’est qu’il y a là une loi formelle qui interdit de confondre les deux principes ou de substituer l’un à l’autre. Enfin, que les dames veuillent bien me pardonner, la création est de notre ressort, et non du leur. C’est l’homme qui a créé les Vénus de Milo et de Médicis. Certes, il ne les a pas inventées, il devait aimer à la folie une Aglaé ou une Cléo. Nous y voilà: la tâche des femmes est de l’amour. Mesdames! Faites-nous créer de belles œuvres, la beauté de la vie.
Hommes et femmes applaudirent l’orateur, et ma tante lui dit:
– Bravo! N’empêche que tu vas payer l’amende pour le bain dans Vénus.
J’étais déprimé. Malgré moi, je comparais, au désavantage de la société mondaine, le vide de ces propos à la profondeur de pensée dont faisaient preuve les amis de Véra, si antipathiques qu’ils me fussent. Où était donc ma place? Empoisonné à parts égales par des influences contraires, n’étais-je pas destiné à rester éternellement au carrefour?
Chouvalov qui m’avait jeté un coup d’oeil de temps à autre, s’approcha de moi.